Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/153

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t-il en se tournant vers sa fille, toi aussi, de l’oublier devant elle, comme tu l’as fait hier soir, je te ferai voir qui est le maître ici… Va-t’en, que je ne te voie plus, ou demande-lui pardon ! » Et la princesse Marie fit des excuses à Mlle Amélie et n’obtint qu’à grand’peine la grâce du malheureux sommelier. À la suite de ces scènes déplorables, il s’élevait dans le cœur de la pauvre fille une lutte terrible entre l’orgueil froissé de victime et le remords intime de la chrétienne. Ce père qu’elle osait accuser, n’était-il pas faible et débile ? Cherchant à tâtons ses lunettes, perdant la mémoire, marchant d’un pas mal assuré, inquiet de laisser surprendre sa faiblesse, ne le voyait-elle pas s’assoupir à table, sa vieille tête branlant au-dessus de son assiette, lorsqu’il n’y avait personne pour le tenir en haleine ?… « Ce n’est donc pas à moi de le juger ! » se disait-elle alors, en se reprochant, dans son humilité, son premier mouvement de révolte.

III

Il y avait à Moscou, à cette époque, un médecin français, très bel homme, de haute taille, aimable comme ses compatriotes savent l’être au besoin, et qui s’était fait en peu de temps une grande réputation dans les cercles les plus aristocratiques de la ville, où on le traitait même en égal et en ami.

Le vieux prince, très sceptique en fait de médecine, l’avait toutefois consulté, d’après le conseil que lui en avait donné Mlle Bourrienne, et il s’habitua si bien à Métivier, qu’il finit par le recevoir régulièrement deux fois par semaine.

Le jour de la Saint-Nicolas, tout Moscou se porta à son hôtel pour lui présenter ses félicitations, mais personne ne fut reçu, à l’exception de quelques intimes, invités à dîner et inscrits sur une liste qu’il avait remise à la princesse Marie.

Métivier crut bien faire, en sa qualité de docteur, de forcer la consigne et d’entrer chez son malade, dont l’humeur ce matin-là était véritablement massacrante. Se traînant de chambre en chambre, s’accrochant au moindre mot, il faisait semblant de ne rien comprendre de ce qu’on lui disait, comme pour se ménager une occasion de se fâcher. La princesse Marie ne connaissait que trop par expérience cette irritation