Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/16

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que les autres, lui en démontra la nécessité : il n’était pas même éloigné de reprendre du service ; il s’étonnait d’avoir pu douter de la part active que lui réservait encore l’avenir. Et pourtant un mois auparavant il regardait comme impossible pour lui de quitter la campagne, et il se disait que son expérience se perdrait sans utilité, et serait un véritable non-sens, s’il n’en tirait pas un parti pratique. Il ne comprenait pas comment, sur la foi d’un pauvre raisonnement dénué de toute logique, il avait pu croire jadis que ce serait s’abaisser, après tout ce qu’il avait vu et appris, de croire encore à la possibilité d’être utile, à la possibilité d’être heureux et d’aimer. Sa raison lui disait à présent le contraire : il s’ennuyait, ses occupations habituelles ne l’intéressaient plus, et souvent, seul dans son cabinet, il se levait, s’approchait du miroir, se regardait longuement ; reportant ensuite les yeux sur le portrait de Lise, avec ses cheveux relevés à la grecque en petites boucles sur le front : il lui semblait que, sortant de son cadre doré, et oubliant ses mystérieuses et suprêmes paroles, elle le suivait des yeux avec une affectueuse curiosité et un gai sourire. Souvent il marchait dans la chambre, les mains croisées derrière le dos, fronçant le sourcil, ou souriant à ses visions confuses et décousues, à Pierre, à la jeune fille de la fenêtre, au chêne, à la gloire, à la beauté de la femme, à l’amour qui avait manqué à sa vie ! Lorsqu’on venait à le déranger pendant ses rêveries, il répondait d’une façon sèche, sévère, désagréable, mais avec une logique serrée, comme pour s’excuser envers lui-même du vague de ses pensées intimes, ce qui faisait dire à la princesse Marie que les occupations intellectuelles desséchaient le cœur des hommes.


IV

Le prince André arriva à Pétersbourg au mois d’août 1809. La gloire du jeune Spéransky, ainsi que son énergie dans l’exécution des réformes, y étaient à leur apogée. À cette même époque, l’Empereur s’était foulé le pied en faisant une chute de voiture, et, obligé par suite de garder pendant trois semaines un repos absolu, il travaillait tous les jours avec lui. C’est alors que s’élaborèrent les deux célèbres oukases qui de-