Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/168

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peut-être Marie Dmitrievna, mais parce qu’il lui était toujours pénible qu’un tiers se mêlât de ses affaires de cœur. Son amour pour le prince André était chose si à part, si en dehors de ce monde, que personne, d’après elle, ne pouvait le comprendre. Elle l’aimait et ne connaissait que lui, lui l’aimait aussi et il allait arriver… Que lui importaient alors les autres ?

« Marie, ta future belle-sœur est bonne, en dépit du dicton : « belles-sœurs ont laides querelles », car celle-là ne ferait pas de mal à une mouche. Elle m’a demandé à te voir, tu pourras donc y aller demain avec ton père… tâche de lui plaire : tu es la plus jeune, tu sais, la connaissance sera au moins faite pour son arrivée, à lui ; son père et sa sœur auront le temps de s’attacher à toi. N’est-ce pas vrai ? Ne sera-ce pas mieux ainsi ?

— Oui, sans doute, » répondit Natacha à contre-cœur.


VII

Le conseil fut suivi, la visite au vieux prince décidée, mais le comte Rostow n’y allait pas de bon gré : il avait peur de l’entrevue. Il ne se rappelait que trop bien la mercuriale qu’il avait reçue du vieux prince lors de l’organisation de la milice, pour n’avoir pas fourni le nombre réglementaire d’hommes, et cela en réponse à une invitation à dîner qu’il lui avait adressée. Natacha, au contraire, vêtue de sa plus belle robe, était d’une humeur charmante : « Impossible qu’ils se refusent à m’aimer, cela ne m’est jamais arrivé ; et puis, je suis prête à faire tout ce qui leur plaira, à aimer le vieux parce qu’il est son père, à l’aimer, elle, parce qu’elle est sa sœur, à les aimer tous enfin ! »

À peine furent-ils entrés dans le vestibule du vieil et sombre hôtel Bolkonsky, que le comte ne put s’empêcher de pousser un soupir et de murmurer : « Que Dieu nous protège ! » Son agitation était visible, et ce fut d’un ton bas et humble qu’il demanda à voir le prince et la princesse Marie. Un laquais courut les annoncer, mais il se produisit aussitôt une étrange confusion : celui qui s’était chargé du message fut arrêté par un autre domestique à l’entrée de la grande salle ; ils chucho-