Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/171

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« Un instant, chère Natacha, il faut que… il faut que je vous dise combien je suis heureuse que mon frère… ait trouvé son bonheur… » Elle s’arrêta, comme si elle s’accusait intérieurement de fausseté, et Natacha, qui la regardait d’un air railleur, devina aussitôt le motif de son hésitation.

« Il me semble, princesse, que le moment d’en parler est mal choisi, » dit-elle en s’éloignant avec dignité, tandis que des larmes lui montaient aux yeux : « Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je dit ? » pensa-t-elle.


Ce jour-là on l’attendit longtemps à l’heure du dîner ; assise dans sa chambre, elle sanglotait comme une enfant ; Sonia, debout à côté d’elle, lui baisait les cheveux.

« Natacha, pourquoi pleurer ? Qu’est-ce que cela peut te faire ? ça passera !

— Mais si tu savais, quelle humiliation !

— N’en parlons plus, ma petite colombe, tu n’y es pour rien ; ainsi… embrasse-moi ! »

Natacha releva la tête, leurs lèvres se rencontrèrent, et elle appuya son petit visage mouillé de pleurs contre celui de son amie.

« Je n’en sais rien, ce n’est la faute de personne, c’est peut-être la mienne, mais c’était terrible !… Ah ! pourquoi n’est-il pas ici ?… » Elle descendit enfin, mais sans pouvoir cacher qu’elle avait les yeux rouges de larmes. Marie Dmitrievna, sachant à quoi s’en tenir sur la réception faite au père et à la fille, fit semblant de ne point remarquer sa figure bouleversée et continua à plaisanter et à causer avec ses convives, à haute voix, comme d’habitude.


VIII

Ce même soir, les Rostow allèrent à l’Opéra, où Marie Dmitrievna leur avait procuré une loge.

Natacha n’y tenait guère, mais, comme cette attention était à son adresse, il ne lui était pas possible de refuser. Elle s’habilla, et, en allant à la grande salle pour y attendre son père, elle passa devant une psyché, qui refléta son image : elle ne put s’empêcher de se regarder dans la glace et de se trouver