Page:Tolstoï - Histoire d’un pauvre homme.djvu/95

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souvent il se représentait, sous l’apparence de sa vie, ce qui aurait pu être. Inconsciemment il voyait souvent en imagination la favorite de l’Empereur qui, ayant épousé un autre homme, était devenue une femme et une mère modèle, son mari possédant le pouvoir, les honneurs et une belle épouse repentie. Il y avait dans la vie de Kassatski d’heureux moments où ces pensées ne le tourmentaient pas. Il se réjouissait alors d’avoir pu triompher des tentations. Mais il y avait des heures où soudain tout ce qui l’aidait à vivre pâlissait et il cessait alors de croire au but qu’il s’était proposé. Il ne pouvait plus alors l’évoquer et le souvenir et le regret le possédaient entier. Le seul remède dans ce cas c’était l’obéissance passive. Il priait alors plus que d’habitude, mais il sentait que cette prière n’émanait pas de son âme, mais seulement de ses lèvres.

Cela durait un jour, parfois deux, pour disparaître ensuite sans laisser de trace. Mais durant ces accès, Kassatski sentait qu’il n’obéissait pas à sa propre volonté, ni même à celle de Dieu, mais à quelqu’un d’autre. C’est alors surtout qu’il avait recours au conseil que lui avait donné le vieillard : ne rien entreprendre et attendre.

C’est ainsi qu’il vécut pendant sept ans dans le premier couvent où il était entré. À la fin de la troisième année, il prit l’habit de moine et fut ordonné sous le nom de Serge. Cette prise d’habit fut pour lui un très grand événement. Déjà auparavant, en communiant, il éprouvait une sorte d’exaltation spirituelle. Maintenant, quand il lui fut donné de célébrer la messe lui-même, l’offertoire le mettait dans un état d’enthousiaste tendresse. Mais ce sentiment s’atténuait peu à peu et quand une fois il lui fut arrivé dans un mo-