Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/40

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et ne quittait pas des yeux la forme humaine qui faisait rider la surface de l’eau.

« Il nageait avec la branche attachée à son dos ; je l’ai aperçu de loin… Vois ! pantalon bleu… — fusil, à ce qu’il paraît… Le vois-tu ?

— Comment ne pas le voir ? dit le vieux d’un ton irrité, et son visage prit une expression solennelle et sévère. C’était un djighite ! ajouta-t-il avec compassion.

— J’étais accroupi là, continua Lucas, lorsque je vois flotter quelque chose de noir sur l’autre bord. Chose étrange ! une branche, une énorme branche, flottait sur l’eau, mais le courant ne la portait pas, elle coupait le fleuve dans sa largeur. Voilà qu’une tête paraît par-dessus la branche ; je ne la distingue pas bien de derrière les roseaux, je me soulève… le coquin l’entend, aborde à un bas-fond et se glisse sur le sable. Attrape ! pensais-je, tu ne m’échapperas pas !… Il reparut en rampant… (quelque chose me gêne dans le gosier…). J’arme et je reste immobile… Il recommence à nager,… la lune donne en plein sur lui et je vois clairement son dos… « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! » Le coup part… je le vois se débattre à travers la fumée… Il pousse un gémissement — ou bien, ai-je cru entendre… Dieu soit loué ! pensai-je, je l’ai tué ! Il essaye de se soulever, les forces lui manquent, il tressaille et tombe raide… J’ai tout vu distinctement ; il doit être mort. Les Cosaques ont couru au cordon ; pourvu que les autres ne nous échappent pas !

— C’est ainsi que tu l’as surpris,… il est loin maintenant… » Et le vieux branlait tristement la tête.

Les cris bruyants des Cosaques se firent entendre ; ils accouraient, les uns à cheval, les autres à pied.

« Apportez-vous la nacelle ? leur cria Lucas.

— Bravo, Loukachka ! s’écria un des Cosaques, amène-le vers le rivage ! »

Loukachka, sans attendre davantage, se déshabilla sans quitter des yeux sa proie.