Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/6

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dans l’autre chambre. C’est toujours ma chance quand je suis de service. »

On entendait les voix de trois jeunes gens qui soupaient dans la chambre voisine. Ils étaient autour d’une table où se voyaient les restes du souper. L’un, petit, maigre, propret et très laid, regardait d’un air de bonté le voyageur prêt à partir. Le second, un grand jeune homme, était couché sur un divan près de la table, couverte de bouteilles vides. Le troisième, en pelisse courte, marchait par la chambre, et s’arrêtait de temps à autre pour prendre et écraser des amandes, de ses mains fortes et épaisses, mais soignées. Il souriait sans cesse, ses yeux brillaient, ses joues étaient enflammées. Il parlait avec feu, gesticulait beaucoup, cherchait les paroles qui lui manquaient souvent pour exprimer sa pensée et ce qui lui pesait sur le cœur.

« Je puis tout dire en ce moment, dit-il. Je ne cherche pas à me justifier, mais je voudrais que tu me comprennes comme je me comprends moi-même, et non comme la foule envisage l’affaire. Tu dis que j’ai tort envers elle, ajouta-t-il en se tournant vers celui qui le regardait avec bonté.

— Oui, tu as tort, dit le petit laid, et son visage exprima encore plus de douceur et de lassitude.

— Je sais ce qui te porte à le penser, reprit le partant. À ton avis, être aimé suffit et vaut mieux que d’aimer soi-même.

— Oui, chère âme, c’est plus que suffisant, dit le petit homme, ouvrant et fermant les yeux.

— Mais pourquoi ne pas aimer soi-même ? disait le partant après un moment de réflexion et regardant son ami avec une certaine pitié. Pourquoi ne pas aimer soi-même ? C’est un véritable malheur de se savoir aimé et de se sentir coupable parce qu’on ne peut partager l’amour qu’on inspire. Ah ! grand Dieu ! »

Il fit un geste de désespoir.

« Si encore tout se faisait en connaissance de cause,