Page:Topffer - Nouvelles genevoises.djvu/257

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vient un homme : Veux-tu boire, toi ? me dit-il. — Je veux bien, l’ami, mais après ceux-ci, après cette bonne femme qui travaille depuis plus longtemps que moi. — Non, non, buvez, buvez, pas de façons. Et je bois le meilleur verre de vin que j’aie bu de ma vie.

En même temps que je me laissais gagner à ces émotions expansives, je me sentais peu à peu pénétré de respect pour ces hommes en blouse, dont la torche me permettait de voir l’infatigable et rude travail. Pour eux, le zèle seul, l’abnégation d’eux-mêmes, le dévouement simple mais grand du manœuvre qui estime lui-même à bas prix ses indispensables services, étaient les seuls mobiles de leur activité désintéressée. Ils ne pouvaient ni causer, ni participer à la gaieté qui régnait dans nos rangs ; ils n’avaient pas pour récréation la vue de l’incendie, ni pour récompense les regards de la foule. Aujourd’hui, pensais-je, dans l’ombre de la nuit, ces braves font le plus pénible de l’œuvre ; demain, à la clarté du jour, ils rentreront ignorés dans les rangs obscurs de leurs camarades… Et un saint respect, une admiration enthousiaste, une vénération pleine et reconnaissante saisissant mon cœur avec force, je me serais mis à leurs genoux : j’étais honoré de leur servir d’aide, plus que je ne le fus jamais du sourire des grands, de l’accueil flatteur des puissants. En ce moment, les voitures que j’avais rencontrées le même soir allant au Casino se présentaient à mon imagination pour essuyer mes plus fiers dédains, et pour me faire jouir moi-même avec transport de ce que mon égoïsme ne m’avait pas, comme à eux, fait préférer la fade société des oisifs à l’émouvante confraternité des blanchisseuses et des manœuvres.

Vous le voyez, lecteur, j’avais bien changé de rôle.