Page:Topffer - Nouvelles genevoises.djvu/400

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« Voilà mon histoire, mon cher Louis, et vous pouvez vous figurer le reste. Je fonde une ville, je défriche, je suis l’une de ces actives fourmis qui parcourent, abattent, transportent, et qui changent par leur action imperceptible, mais constante, la face de ce vaste continent. J’élis, je vote, je suis tout chargé de droits politiques qui, vu mon naturel et la direction de mes penchants, sont la seule chose qui me fatigue et me pèse dans cette admirable contrée. Mais c’est un mal passager, et quand j’ai crié, élu, voté pendant toute une journée, je retrouve ma Jenny, mes marmots, et je juge admirables, sublimes, les institutions politiques d’un pays où j’ai une femme et trois enfants.

« Il y a dans notre colonie trois autres bossus ; félicitez-moi de ce que je m’y trouve en compagnie, mais ne les plaignez pas, Louis. Leur bosse ne leur est pas plus lourde que ne m’est la mienne aujourd’hui, bien que deux d’entre eux ne soient pas mariés encore. Mais ils trouveront femme quand ils voudront. Ici, les indigents, c’est-à-dire les paresseux seuls, en manquent. Le mariage n’y est pas le dénoûment d’un délicat penchant ou d’une romanesque passion, mais un simple établissement ; il ne s’agit que d’unir l’activité d’une compagne à celle qu’on a soi-même, et d’avoir un enfant tous les ans. L’homme aisé, industrieux, habile en affaires et de bonne santé, fût-il de la plus ingrate stature, peut choisir entre les plus jolies filles du pays, et l’emporter sur tel Adonis qui ne sait ni traiter un marché, ni exploiter un terrain, ni prévoir un gain à faire. Si j’étais né dans ce coin du monde, avec ce que j’ai eu d’aptitude aux affaires, je serais devenu le premier parti de l’endroit, et j’aurais évité bien des souffrances. Toutefois je n’ai garde de me plaindre de