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dre désaccord entre les préceptes qu’il me donnait à suivre et ceux qu’il suivait lui-même.

Il était pudibond à l’excès. Nous sautions des pages entières de Télémaque, comme contraires aux bonnes mœurs ; et il prenait soin de me prémunir contre toute sympathie pour l’amoureuse Calypso, m’avertissant que je rencontrerais dans le monde une foule de femmes dangereuses qui lui ressemblent. Cette Calypso, il la détestait ; cette Calypso, bien que déesse, c’était sa bête noire. Quant aux auteurs latins, nous n’avions garde de les lire ailleurs que dans les textes expurgés par le jésuite Jouvency ; encore enjambions-nous bien des passages que ce pudique jésuite avait crus sans danger. De là l’épouvantable idée que j’étais porté à me faire d’une foule de choses ; de là aussi l’épouvantable frayeur que j’avais de laisser voir à M. Ratin mes plus innocentes pensées, si seulement elles avaient quelque teinte amoureuse, quelque lointain rapport avec Calypso, sa bête noire.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce point. Cette méthode enflamme plus qu’elle ne tempère ; elle comprime plus qu’elle ne prévient, elle donne des préjugés plutôt que des principes ; son premier effet surtout est d’altérer presque infailliblement la candeur, cette fleur délicate qu’un rire flétrit, que rien ne relève.

Au surplus, M. Ratin, tout farci de latinité et d’ancienne Rome, mais bon homme au demeurant, était plus harangueur que sévère. À propos d’un pâté d’encre, il citait Sénèque ; à propos d’une espièglerie, il me proposait Caton d’Utique pour exemple ; mais une chose qu’il ne pardonnait pas, c’était le fou rire. Cet homme voyait dans le fou rire les choses les plus singulières, l’esprit du siècle, l’immoralité précoce, le