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Abeilard priait dans cet asile sauvage ; ailleurs on regrettait sa voix puissante, on plaignait ses malheurs, et la renommée de sa fuite soudaine préoccupait la publique attente. Mais la ferveur et l’amitié avaient retrouvé sa trace ; quelques pèlerins, d’anciens disciples, arrivaient jusqu’à lui ; bientôt la foule, chargée de riches offrandes, prenait la route du désert. De ces dons Abeilard avait bâti la belle abbaye du Paraclet, sur la place même où s’élevait naguère l’oratoire de chaume, lorsqu’il apprit que les moines de Saint-Denis, s’emparant du monastère d’Argenteuil, en avaient chassé les religieuses. Aussitôt, se dépouillant de son asile, il y appela sa chère Héloïse.

La jeune abbesse y vint avec ses compagnes. Devant elle s’était retiré Abeilard ; et l’abbaye de Saint-Gildas de Ruys, dans le diocèse de Vannes, abritait sa triste destinée.

Cette abbaye s’élève sur un rocher sans cesse battu des flots de la mer. Nulle forêt, nulle prairie ne s’y voit alentour, mais seulement une vaste plaine, où gisent sur un terreau stérile quelques pierres éparses. L’escarpement des rives, en mettant à nu des rocs déchirés, forme comme une ligne blanchâtre qui seule varie le morne aspect de cette contrée. De sa cellule, le solitaire voit la longue ligne s’enfoncer avec les golfes, reparaître aux promontoires, ceindre les côtes lointaines, et se perdre dans l’immense horizon.

Cette affreuse terre ne fut point trop triste pour Abeilard : son âme était plus triste encore. Toute joie y était tarie ; les fumées de la gloire s’en étaient envolées ; l’image même d’Héloïse n’y restait empreinte que pour y nourrir un regret amer, un repentir sombre. Cependant, au sein d’une solitude dont aucun bruit du monde