Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/213

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

position : donnons à chacun de ces deux hommes un intérêt de garder leur superflu, un motif d’y attacher de la valeur : supposons qu’au lieu de poisson, l’un ait apporté du maïs, qui peut se conserver très-longtemps ; que l’autre, au lieu de peaux, ait apporté du bois à brûler, et que l’île ne produise ni grain ni bois. Un de nos deux sauvages a sa subsistance, et l’autre son chauffage pour plusieurs mois ; ils ne peuvent aller renouveler leur provision qu’en retournant sur le continent, d’où peut-être ils ont été chassés par la crainte des bêtes féroces ou d’une nation ennemie ; ils ne le peuvent qu’en s’exposant sur la mer, dans une saison orageuse, à des dangers presque inévitables ; il est évident que la totalité du maïs et la totalité du bois deviennent très-précieuses aux deux possesseurs, qu’elles ont pour eux une grande valeur ; mais le bois que l’un pourra consommer dans un mois lui deviendra fort inutile si dans cet intervalle il meurt de faim faute de maïs, et le possesseur du maïs ne sera pas plus avancé, s’il est exposé à périr de froid faute de bois : ils feront donc encore un échange, afin que chacun d’eux puisse avoir du bois et du maïs jusqu’au temps où la saison permettra de tenir la mer pour aller chercher sur le continent d’autre maïs et d’autre bois. Sans cette position, l’un et l’autre seraient sans doute moins généreux : chacun pèsera scrupuleusement toutes les considérations qui peuvent l’engager à préférer une certaine quantité de la denrée qu’il n’a pas à une certaine quantité de celle qu’il a ; c’est-à-dire qu’il calculera la force des deux besoins, des deux intérêts entre lesquels il est balancé ; savoir, l’intérêt de garder du maïs et celui d’acquérir du bois, ou de garder du bois et d’acquérir du maïs ; en un mot, il en fixera très-précisément la valeur estimative relativement à lui. Cette valeur estimative est proportionnée à l’intérêt qu’il a de se procurer ces deux choses ; et la comparaison des deux valeurs n’est évidemment que la comparaison des deux intérêts. Mais chacun fait ce calcul de son côté, et les résultats peuvent être différents : l’un changerait trois mesures de maïs pour six brasses de bois, l’autre ne voudrait donner ses six brasses de bois que pour neuf mesures de maïs. Indépendamment de cette espèce d’évaluation mentale par laquelle chacun d’eux compare l’intérêt qu’il a de garder à celui qu’il a d’acquérir, tous deux sont encore animés par un intérêt général et indépendant de toute comparaison ; c’est l’intérêt de garder chacun le plus qu’il peut de sa denrée, et d’acquérir le plus qu’il peut de