Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/434

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considérations, de concentrer l’homme dans son seul intérêt ; de le rendre insensible à la peine ou au bien-être de ses semblables ; d’éteindre en lui l’esprit de citoyen, et de substituer une prudence oisive et basse à la noble passion d’être utile aux hommes ! Je veux que l’humanité, que la passion du bien public procure aux hommes les mêmes biens que la vanité des fondateurs, mais plus sûrement, plus complètement, à moins de frais, et sans le mélange des inconvénients dont je me suis plaint. Parmi les différents besoins de la société qu’on voudrait remplir par la voie des établissements durables ou des fondations, distinguons-en deux sortes : les uns appartiennent à la société entière, et ne seront que le résultat des intérêts de chacune de ses parties : tels sont les besoins généraux de l’humanité, la nourriture pour tous les hommes, les bonnes mœurs et l’éducation des enfants, pour toutes les familles ; et cet intérêt est plus ou moins pressant pour les différents besoins ; car un homme sent plus vivement le besoin de la nourriture que l’intérêt qu’il a de donner à ses enfants une bonne éducation. Il ne faut pas beaucoup de réflexion pour se convaincre que cette première espèce de besoins de la société n’est point de nature à être remplie par des fondations, ni par aucun autre moyen gratuit ; et qu’à cet égard le bien général doit être le résultat des efforts de chaque particulier pour son propre intérêt. Tout homme sain doit se procurer sa subsistance par son travail, parce que s’il était nourri sans travailler, il le serait aux dépens de ceux qui travaillent. Ce que l’État doit à chacun de ses membres, c’est la destruction des obstacles qui les gêneraient dans leur industrie, ou qui les troubleraient dans la jouissance des produits qui en sont la récompense. Si ces obstacles subsistent, les bienfaits particuliers ne diminueront point la pauvreté générale, parce que la cause restera tout entière.

De même, toutes les familles doivent l’éducation aux enfants qui y naissent : elles y sont toutes intéressées immédiatement, et ce n’est que des efforts de chacune en particulier que peut naître la perfection générale de l’éducation. Si vous vous amusez à fonder des maîtres et des bourses dans des collèges, l’utilité ne s’en fera sentir qu’à un petit nombre d’hommes favorisés au hasard, et qui peut-être n’auront point les talents nécessaires pour en profiter : ce ne

    de la nation, une éducation distinguée qu’aux enfants qui auraient annoncé de grands talents, et dont les parents éprouveraient l’indigence.

    On y doit distribuer tous les ans des prix dans les petites écoles où les enfants auront appris l’écriture, la lecture, les premiers éléments de la géométrie et du dessin, les principes de l’équité naturelle, de la morale, de la bonne foi, du véritable honneur.

    Et la distribution de ces prix n’y sera pas uniquement arbitraire de la part des maîtres et des inspecteurs. Les voix des écoliers y seront comptées pour quelque-chose.

    Les élèves les plus remarquables, et qui auront eu des prix particuliers dans leur petite école, concourront seuls dans la réunion des petites écoles au chef-lieu du comté.

    Nul ne pourra devenir élève de l’État, s’il n’a point eu de prix à ce grand concours.

    Celui qui aura mérité le premier prix sera nécessairement adopté par la nation, et conduit aux dépens du public à des études plus relevées, si ses parents sont dans l’indigence.

    S’ils sont riches ou aisés, l’élève couronné aura le droit de nommer parmi ses camarades, dont les parents ne pourraient pas eux-mêmes pousser plus loin l’éducation, un de ceux qui auront obtenu des seconds prix. La nation s’en chargera et l’entretiendra au collège.

    Ainsi, pour jouir de cet avantage, il faudra réunir à la pauvreté qui en aura besoin, les talents qui promettront le succès, et les vertus qui auront rendu digne de l’amitié.

    Ce n’est point une fondation ; c’est une dépense publique prévue, pour empêcher que le germe d’un grand homme et d’un homme de bien reste enseveli sous le malheur de sa famille. (Note de Dupont de Nemours.)