Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/451

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clôture des héritages, contre les péages pour l’amélioration des grands chemins, enfin contre toute entreprise dictée par l’esprit public, contre toute invention utile et nouvelle ? Si cette populace aveugle, dont les clameurs arrêtent depuis quarante ans la naturalisation des protestants étrangers, n’est pas ce même peuple imbécile que nous avons entendu crier : « L’intérêt terrien[1] ! point de commerce ! point de marchands ! »

  1. L’intérêt terrien (landed-interest), c’est l’intérêt des propriétaires de terres opposé à l’intérêt des propriétaires d’argent (money’d-inierest), ou l’intéret rentier. Je me suis servi, au lieu de périphrase, de ces mots terrien et rentier, qui sont aussi français dans ce sens que les mois landed et money’d étaient anglais dans ce même sens, lorsqu’on s’en est servi pour la première fois. Par la multitude des emprunts auxquels les besoins vrais ou faux de l’État ont forcé le gouvernement d’Angleterre depuis plus de soixante ans, la nation se trouve chargée d’un capital immense dont elle paye l’intérêt aux particuliers qui lui ont prêté leurs fonds. Ces intérêts se prennent sur les revenus de l’État, c’est-à-dire sur la taxe des terres et sur la consommation ; de là, la division de la nation en deux parties, et l’opposition de leurs intérêts. Le propriétaire des terres, créancier de l’État, voit à regret passer une partie des fruits de son champ et de son industrie dans les mains du rentier, c’est-à-dire d’un citoyen oisif, d’un usurier avide, qui, sans rien produire dans l’État, en dévore la substance. La réduction de l’intérêt et l’extinction des dettes de l’État, dût-elle être l’effet d’une banqueroute totale, sont l’objet des vœux avoués ou secrets de ce parti. Le propriétaire d’argent, au contraire, se regarde comme le soutien du crédit public, et la ressource de l’État dans les temps orageux ; il s’efforce de soutenir le prix des billets de banque et autres valeurs actives, en exagérant les effets de la circulation de l’argent et du mouvement rapide que lui donne l’agiotage de ces papiers. Il flotte sans cesse entre deux craintes, celle d’être remboursé, ou réduit à un intérêt plus faible, si l’État devient trop riche, et celle de perdre par une banqueroute totale le capital et l’intérêt, si la dette de l’État vient à surpasser ses forces. Ce parti est en général plus dépendant de la cour, parce que toute sa fortune, appuyée sur la sûreté des promesses du gouvernement, serait entièrement renversée avec lui dans la première révolution. La cour, par cette raison, le favorise. Ces deux partis ont succédé en Angleterre à ceux des whighs et des torys, dont on leur donnait encore le nom il y a quelques années, et qui s’y sont fondus insensiblement. On sait que ce nom de whighs a servi d’abord à distinguer les presbytériens des épiscopaux ou torys. Quelque temps après, les whighs étaient les républicains, et les torys les partisans de l’autorité royale. Enfin on donne aujourd’hui le nom de whighs aux propriétaires d’argent, parce que les gens de ce parti, attachés au roi Guillaume et depuis à la maison d’Hanovre, et promoteurs de la grande guerre de 1700 et de presque toutes celles qui ont suivi, sont devenus possesseurs de la plus grande partie des effets publics. Ainsi, cette fameuse division de la nation anglaise a été d’abord une dispute de religion, puis une querelle politique, et est enfin devenue une discussion d’argent. Ce changement, qui s’est fait d’une manière lente et en quelque façon inaperçue, est l’histoire abrégée du caractère anglais depuis un siècle, et c’est un spectacle assez curieux pour ceux qui étudient la marche du génie des nations.

    On sent aisément que toutes les matières agitées dans le parlement sont envi-