Page:Verne - Cinq Semaines en ballon.djvu/210

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bouffée d’air chargé de l’odeur pénétrante du musc arriva jusqu’à lui.

« Bon, se dit-il ! voilà ce que je craignais ! le caïman n’est pas loin. »

Et il plongea rapidement, mais pas assez pour éviter le contact d’un corps énorme dont l’épiderme écailleux l’écorcha au passage ; il se crut perdu, et se mit à nager avec une vitesse désespérée ; il revint à la surface de l’eau, respira et disparut de nouveau. Il eut là un quart d’heure d’une indicible angoisse que toute sa philosophie ne put surmonter, et croyait entendre derrière lui le bruit de cette vaste mâchoire prête à le happer. Il filait alors entre deux eaux, le plus doucement possible, quand il se sentit saisir par un bras, puis par le milieu du corps.

Pauvre Joe ! il eut une dernière pensée pour son maître, et se prit à lutter avec désespoir, en se sentant attiré non vers le fond du lac, ainsi que les crocodiles ont l’habitude de faire pour dévorer leur proie, mais à la surface même.

À peine eut-il pu respirer et ouvrir les yeux, qu’il se vit entre deux nègres d’un noir d’ébène ; ces Africains le tenaient vigoureusement et poussaient des cris étranges.

« Tiens ! ne put s’empêcher de s’écrier Joe ! des nègres au lieu de caïmans ! Ma foi, j’aime encore mieux cela ! Mais comment ces gaillards-là osent-ils se baigner dans ces parages ! »

Joe ignorait que les habitants des îles du Tchad, comme beaucoup de noirs, plongent impunément dans les eaux infestées d’alligators, sans se préoccuper de leur présence ; les amphibies de ce lac ont particulièrement une réputation assez méritée de sauriens inoffensifs.

Mais Joe n’avait-il évité un danger que pour tomber dans un autre ? C’est ce qu’il donna aux événements à décider, et, puisqu’il ne pouvait faire autrement, il se laissa conduire jusqu’au rivage sans montrer aucune crainte.

« Évidemment, se disait-il, ces gens-là ont vu le Victoria raser les eaux du lac comme un monstre des airs ; ils ont été les témoins éloignés de ma chute, et ils ne peuvent manquer d’avoir des égards pour un homme tombé du ciel ! Laissons-les faire ! »

Joe en était là de ses réflexions, quand il prit terre au milieu d’une foule hurlante, de tout sexe, de tout âge, mais non de toutes couleurs. Il se trouvait au milieu d’une tribu de Biddiomahs d’un noir superbe. Il n’eut même pas à rougir de la légèreté de son costume ; il se trouvait « déshabillé » à la dernière mode du pays.

Mais avant qu’il eût le temps de se rendre compte de sa situation, il ne put se méprendre aux adorations dont il devint l’objet. Cela ne laissa pas de le rassurer, bien que l’histoire de Kazeh lui revint à la mémoire.

« Je pressens que je vais redevenir un dieu, un fils de la Lune quel-