Page:Verne - L’École des Robinsons - Le Rayon vert.djvu/33

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
21
conversation de phina et de godfrey.

grande affaire du mariage ; omission, puisqu’on avait omis de le pressentir à ce sujet.

En effet, ses études terminées, Godfrey éprouvait comme une lassitude prématurée du monde et de la vie toute faite, où rien ne lui manquerait, où il n’aurait pas un désir à former, où il n’aurait rien à faire ! La pensée de courir le monde l’envahit alors : il s’aperçut qu’il avait tout appris, sauf à voyager. De l’ancien et du nouveau continent, il ne connaissait, à vrai dire, qu’un seul point, San-Francisco, où il était né, qu’il n’avait jamais quitté, si ce n’est en rêve. Or, qu’est-ce donc, je vous le demande, qu’un jeune homme qui n’a pas fait deux ou trois fois le tour du globe, — surtout s’il est Américain ? À quoi peut-il être bon par la suite ? Sait-il s’il pourra se tirer d’affaire dans les diverses conjonctures où le jetterait un voyage de longue haleine ? S’il n’a pas un peu goûté à la vie d’aventures, comment oserait-il répondre de lui ? Enfin quelques milliers de lieues, parcourues à la surface de la terre, pour voir, pour observer, pour s’instruire, ne sont-elles pas l’indispensable complément d’une bonne éducation de jeune homme ?

Il était donc arrivé ceci : c’est que, depuis tantôt un an Godfrey s’était plongé dans les livres de voyages, qui pullulent à notre époque, et cette lecture l’avait passionné. Il avait découvert le Céleste Empire avec Marco Polo, l’Amérique avec Colomb, le Pacifique avec Cook, le pôle Sud avec Dumont-d’Urville. Il s’était pris de l’idée d’aller là où ces illustres voyageurs avaient été sans lui. En vérité, il n’eût pas trouvé payer trop cher une exploration de quelques années au prix d’un certain nombre d’attaques de pirates malais, de collisions en mer, de naufrages sur une côte déserte, dût-il y mener la vie d’un Selkirk ou d’un Robinson Crusoé ! Un Robinson ! devenir un Robinson ! Quelle jeune imagination n’a pas un peu rêvé cela, en lisant, ainsi que Godfrey l’avait fait souvent, trop souvent, les aventures des héros imaginaires de Daniel de Foë ou de Wiss ?

Oui ! le propre neveu de William W. Kolderup en était là au moment où son oncle songeait à l’enchaîner, comme on dit, dans les liens du mariage. Quant à voyager avec Phina, devenue mistress Godfrey Morgan, non, ce n’était pas possible ! Il fallait le faire seul ou ne pas le faire. Et, d’ailleurs, sa fantaisie passée, Godfrey ne serait-il pas dans des conditions meilleures pour signer son contrat ? Est-on propre au bonheur d’une femme, quand, préalablement, on n’est même pas allé au Japon ni en Chine, pas même en Europe ? Non ! assurément.