Page:Verne - L’École des Robinsons - Le Rayon vert.djvu/56

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
44
l’école des robinsons

jugé à propos de délivrer San-Francisco de sa présence, cela mérite quelque pitié !… Bah ! nous le jetterons en passant du côté de Shangaï, et il n’en sera plus jamais question ! »

En disant qu’il y a trop de Chinois dans l’État de Californie, Godfrey tenait là le langage d’un vrai Californien. Il est certain que l’émigration des fils du Céleste Empire, — ils sont trois cents millions en Chine contre trente millions d’Américains aux États-Unis, — est devenue un danger pour les provinces du Far-West. Aussi les législateurs de ces États, Californie, Basse-Californie, Orégon, Nevada, Utah, et le Congrès lui-même, se sont-ils préoccupés de l’invasion de ce nouveau genre d’épidémie, à laquelle les Yankees ont donné le nom significatif de « peste jaune ».

À cette époque, on comptait plus de cinquante mille Célestiaux, rien que dans l’État de Californie. Ces gens, très industrieux en matière de lavage d’or, très patients aussi, vivant d’une pincée de riz, d’une gorgée de thé, d’une bouffée d’opium, tendaient à faire baisser le prix de la main-d’œuvre au détriment des ouvriers indigènes. Aussi avait-on dû les soumettre à des lois spéciales, contrairement à la constitution américaine, — lois qui réglaient leur immigration, et ne leur donnaient pas le droit de se faire naturaliser, de crainte qu’ils ne finissent par obtenir la majorité au Congrès. D’ailleurs, généralement maltraités, à l’égal des Indiens et des nègres, afin de justifier cette qualification de « pestiférés » dont on les gratifiait, sont-ils le plus souvent parqués en une sorte de ghetto, où ils conservent soigneusement les mœurs et les habitudes du Céleste Empire.

Dans la capitale de la Californie, c’est vers le quartier de la rue Sacramento, orné de leurs enseignes et de leurs lanternes, que la pression des gens d’autre race les a concentrés. C’est là qu’on les rencontre par milliers, trottinant avec leur blouse à larges manches, leur bonnet conique, leurs souliers à pointe relevée. C’est là qu’ils se font, pour la plupart, épiciers, jardiniers ou blanchisseurs, — à moins qu’ils ne servent comme cuisiniers, ou n’appartiennent à ces troupes dramatiques, qui représentent des pièces chinoises sur le théâtre français de San-Francisco

Et, — il n’y a aucune raison pour le cacher, — Seng-Vou faisait partie d’une de ces troupes hétérogènes, dans laquelle il tenait l’emploi de premier comique, — si toutefois cette expression du théâtre européen peut s’appliquer à n’importe quel artiste chinois. En effet, ils sont tellement sérieux, même lorsqu’ils plaisantent, que le romancier californien Hart-Bret a pu dire qu’il