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quarantième ascension française.

ainsi les Petits-Mulets, rochers situés à 4,666 mètres, et, après deux heures d’efforts surhumains, nous dominons enfin la chaîne entière. Le mont Blanc est sous nos pieds !

Il était midi quinze minutes.

L’orgueil du succès nous remit promptement de nos fatigues. Nous avions donc enfin conquis cette cime redoutée ! Nous dominions toutes les autres, et cette pensée, que le mont Blanc seul peut faire naître, nous plongeait dans une émotion profonde. C’était l’ambition satisfaite, et, pour moi surtout, un rêve devenu réalité !

Le mont Blanc est la plus haute montagne de l’Europe. Un certain nombre de montagnes en Asie et en Amérique sont plus élevées, mais à quoi bon les affronter, si, par impossibilité absolue d’en atteindre la cime, on doit en fin de compte rester dominé par elles ?

D’autres, telles que le Cervin, par exemple, sont d’un accès encore plus difficile, mais le sommet de ce mont, nous l’apercevons à quatre cents mètres au-dessous de nous !

Et puis, quel spectacle pour nous récompenser de nos peines ! Le ciel, toujours pur, avait pris une teinte d’un bleu très-foncé. Le soleil, dépouillé d’une partie de ses rayons, avait perdu son éclat, comme dans une éclipse partielle. Cet effet, dû à la raréfaction de l’atmosphère, était d’autant plus sensible que les montagnes et les plaines environnantes étaient inondées de lumière. Aussi, aucun détail ne nous échappait.

Au sud-est, les montagnes du Piémont, et plus loin les plaines de la Lombardie, fermaient notre horizon. Vers l’ouest, les montagnes de la Savoie et celles du Dauphiné ; au delà, la vallée du Rhône. Au nord-ouest, le lac de Genève, le Jura ; puis, en redescendant vers le sud, un chaos de montagnes et de glaciers, quelque chose d’indescriptible, dominé par le massif du mont Rose, les Mischabelhoerner, le Cervin, le Weishorn, la plus belle des cimes, comme l’appelle le célèbre ascensionniste Tyndall, et plus loin par la Jungfrau, le Monch, l’Eiger et le Finsteraarhorn.

On ne peut évaluer à moins de soixante lieues l’étendue de notre rayon. Nous découvrions donc cent vingt lieues de pays au moins.

Une circonstance particulière vint encore augmenter la beauté du spectacle. Des nuages se formèrent du côté de l’Italie et envahirent les vallées des Alpes Pennines, mais sans en voiler les sommets. Nous eûmes bientôt sous les yeux un second ciel, un ciel inférieur, une mer de nuages d’où émergeait tout un archipel de pics et de montagnes couverts de neige. C’était quelque chose de magique que le plus grand des poëtes rendrait à peine.