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une soirée au fort reliance

dons justice à chacun. Une part de vos éloges revient à mistress Joliffe, qui m’a aidé en tout ceci.

— C’est une femme adroite, caporal.

— Elle n’a pas sa pareille, mon capitaine. »

Au centre du salon se dressait un poêle énorme, moitié brique, moitié faïence, dont le gros tuyau de tôle, traversant le plafond, allait épancher au dehors des torrents de fumée noire. Ce poêle tirait, ronflait, rougissait sous l’influence des pelletées de charbon que le chauffeur, — un soldat spécialement chargé de ce service, — y engouffrait sans cesse. Quelquefois, un remous de vent encapuchonnait la cheminée extérieure. Une âcre fumée, se rabattant à travers le foyer, envahissait alors le salon ; des langues de flammes léchaient les parois de brique ; un nuage opaque voilait la lumière de la lampe, et encrassait les poutres du plafond. Mais ce léger inconvénient touchait peu les invités du fort Reliance. Le poêle les chauffait, et ce n’était pas acheter trop cher sa chaleur, car il faisait terriblement froid au dehors, et au froid se joignait un coup de vent de nord, qui en redoublait l’intensité.

En effet, on entendait la tempête mugir autour de la maison. La neige qui tombait, presque solidifiée déjà, crépitait sur le givre des vitres. Des sifflements aigus, passant entre les jointures des portes et des fenêtres, s’élevaient parfois jusqu’à la limite des sons perceptibles. Puis, un grand silence se faisait. La nature semblait reprendre haleine, et de nouveau, la rafale se déchaînait avec une épouvantable force. On sentait la maison trembler sur ses pilotis, les ais craquer, les poutres gémir. Un étranger, moins habitué que les hôtes du fort à ces convulsions de l’atmosphère, se serait demandé si la tourmente n’allait pas emporter cet assemblage de planches et de madriers. Mais les invités du capitaine Craventy se préoccupaient peu de la rafale, et, même au dehors, ils ne s’en seraient pas plus effrayés que ces pètrels-satanicles qui se jouent au milieu des tempêtes.

Cependant, au sujet de ces invités, il faut faire quelques observations. La réunion comprenait une centaine d’individus des deux sexes ; mais deux seulement — deux femmes — n’appartenaient pas au personnel accoutumé du fort Reliance. Ce personnel se composait du capitaine Craventy, du lieutenant Jasper Hobson, du sergent Long, du caporal Joliffe et d’une soixantaine de soldats ou employés de la Compagnie.

Quelques-uns étaient mariés, entre autres le caporal Joliffe, heureux époux d’une Canadienne vive et alerte, puis un certain Mac Nap, Écossais marié à une Écossaise, et John Raë, qui avait pris femme dernièrement parmi les Indiennes de la contrée. Tout ce monde, sans distinction de rang, officiers, employés ou soldats, était traité, ce soir-là, par le capitaine Craventy.