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le pays des fourrures.

On disposa à l’intérieur des chambres des étais placés verticalement, qui multiplièrent les points d’appui aux poutres du plafond. La maison, dont les fermes furent renforcées par des jambettes et des arcs-boutants, put dès lors supporter des poids considérables, car il était pour ainsi dire casematé. Ces divers travaux s’achevèrent dans les premiers jours d’avril, et l’on put constater bientôt non seulement leur utilité, mais aussi leur opportunité.

Cependant, les symptômes de la saison nouvelle s’accusaient davantage chaque jour. Ce printemps était singulièrement précoce, car il succédait à un hiver qui avait été si étrangement doux pour des régions polaires. Quelques bourgeons apparaissaient aux arbres. L’écorce des bouleaux, des saules, des arbousiers, se gonflait en maint endroit sous la sève dégelée. Les mousses nuançaient d’un vert pâle les talus exposés directement au soleil, mais elles ne devaient pas fournir une récolte abondante, car les rongeurs, accumulés aux environs du fort et friands de nourriture, leur laissaient à peine le temps de sortir de terre.

Si quelqu’un fut malheureux alors, ce fut sans contredit l’honnête caporal. L’époux de Mrs. Joliffe était, on le sait, préposé à la garde des terrains ensemencés par sa femme. En toute autre circonstance, il n’aurait eu à défendre que du bec de ces pillards ailés, guillemots ou puffins, sa moisson d’oseille et de chochléarias. Un mannequin eût suffi à effrayer ces voraces oiseaux, et à plus forte raison le caporal en personne. Mais, cette fois, aux oiseaux se joignaient tous les rongeurs et ruminants de la faune arctique. L’hiver ne les avait point chassés ; l’instinct du danger les retenait aux abords de la factorerie, et rennes, lièvres polaires, rats musqués, musaraignes, martres, etc., bravaient toutes les menaces du caporal. Le pauvre homme n’y pouvait suffire. Quand il défendait un bout de son champ, on dévorait l’autre.

Certes, il eût été plus sage de laisser à ces nombreux ennemis une récolte qu’on ne pourrait pas utiliser, puisque la factorerie devait être abandonnée sous peu. C’était même le conseil que Mrs. Paulina Barnett donnait à l’entêté caporal, quand celui-ci, vingt fois par jour, venait la fatiguer de ses condoléances ; mais le caporal Joliffe ne voulait absolument rien entendre.

« Tant de peine perdue ! répétait-il. Quitter un tel établissement quand il est en voie de prospérité ! Sacrifier ces graines que madame Joliffe et moi, nous avons semées avec tant de sollicitude !… Ah ! madame ! il me prend quelquefois l’envie de vous laisser partir, vous et tous les autres, et de rester ici avec mon épouse ! Je suis sûr que la Compagnie consentirait à nous abandonner cette île en toute propriété… »