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les tribulations d’un chinois en chine

Le steamboat, grâce à la crue qui soulevait les eaux du Ran-Kiang, allait pouvoir remonter cet affluent pendant cent trente lieues encore, jusqu’à Lao-Ro-Kéou.

Kin-Fo n’était point homme à abandonner ce genre de locomotion, qui lui plaisait. Au contraire, il comptait bien aller jusqu’au point où le Ran-Kiang cesserait d’être navigable. Au-delà, il aviserait. Craig et Fry, eux, n’eussent pas mieux demandé que cette navigation durât pendant tout le cours du voyage. La surveillance était plus facile à bord, les dangers moins imminents. Plus tard, sur les routes peu sûres des provinces de la Chine centrale, ce serait autre chose.

Quant à Soun, cette vie de steamboat lui allait assez. Il ne marchait pas, il ne faisait rien, il laissait son maître aux bons offices de Craig-Fry, il ne songeait qu’à dormir dans son coin, après avoir déjeuné, dîné et soupé consciencieusement, et la cuisine était bonne !

Ce fut même une modification survenue dans l’alimentation du bord, quelques jours après, qui, à tout autre que cet ignorant, eût indiqué qu’un changement de latitude venait de s’opérer dans la situation géographique des voyageurs.

En effet, pendant les repas, le blé se substitua subitement au riz sous la forme de pains sans levain, assez agréables au goût, quand on les mangeait au sortir du four.

Soun, en vrai Chinois du Sud, regretta son riz habituel. Il manœuvrait si habilement ses petits bâtonnets, lorsqu’il faisait tomber les graines de la tasse dans sa vaste bouche, et il en absorbait de telles quantités ! Du riz et du thé, que faut-il de plus à un véritable Fils du Ciel !

Le steamboat, remontant le cours du Ran-Kiang, venait donc d’entrer dans la région du blé. Là, le relief du pays s’accusa davantage. À l’horizon se dessinèrent quelques montagnes, couronnées de fortifications, élevées sous l’ancienne dynastie des Ming. Les berges artificielles qui contenaient les eaux du fleuve firent place à des rives basses, élargissant son lit aux dépens de sa profondeur. La préfecture de Guan-Lo-Fou apparut.

Kin-Fo ne débarqua même pas, pendant les quelques heures que nécessita la mise à bord du combustible devant les bâtiments de la douane. Que serait-il allé faire en cette ville, qu’il lui était indifférent de voir ? Il n’avait qu’un désir, puisqu’il ne trouvait plus trace du philosophe : s’enfoncer plus profondément encore dans cette Chine centrale, où, s’il n’y rattrapait pas Wang, Wang ne l’attraperait pas non plus.