Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/139

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a été faite de main d’homme, et même de main de maître. Depuis soixante ans, grâce aux dragues et à un curage incessant, elle a gagné quinze pieds en profondeur, et sa largeur a été triplée entre les quais de la ville. Bientôt la forêt des mâts et des cheminées se perdit dans la fumée et le brouillard. Le bruit des marteaux des fonderies et de la hache des chantiers de construction s’éteignit dans l’éloignement. À la hauteur du village de Partick, les maisons de campagne, les villas, les habitations de plaisance succédèrent aux usines. Le Delphin, modérant l’énergie de sa vapeur, évoluait entre les digues qui contiennent la rivière en contre−haut des rives et souvent au milieu de passes fort étroites. Inconvénient de peu d’importance ; pour une rivière navigable, en effet, mieux vaut la profondeur que la largeur. Le steamer, guidé par un de ces excellents pilotes de la mer d’Irlande, filait sans hésitation entre les bouées flottantes, les colonnes de pierre et de biggings[1] surmontés de fanaux qui marquent le chenal. Il dépassa bientôt le bourg de Renfrew. La Clyde s’élargit alors au pied des collines de Kilpatrick, et devant la baie de Bowling, au fond de laquelle s’ouvre l’embouchure du canal qui réunit Édimbourg à Glasgow.

Enfin, à quatre cents pieds dans les airs, le château de Dumbarton dressa sa silhouette à peine estompée dans la brume, et bientôt, sur la rive gauche, les navires du port de Glasgow dansèrent sous l’action des vagues du Delphin. Quelques milles plus loin, Greenock, la patrie de James Watt, fut dépassée. Le Delphin se trouvait alors à l’embouchure de la Clyde et à l’entrée du golfe par lequel elle verse ses eaux dans le canal du Nord. Là, il sentit les premières ondulations de la mer, et il rangea les côtes pittoresques de l’île d’Arran.

Enfin, le promontoire de Cantyre, qui se jette au travers du canal, fut doublé ; on eut connaissance de l’île Rathlin ; le pilote regagna dans sa chaloupe son petit cutter qui croisait au large ; le Delphin, rendu à l’autorité de son capitaine, prit par le nord de l’Irlande une route moins fréquentée des navires, et bientôt, ayant perdu de vue les dernières terres européennes, il se trouva seul en plein Océan.


III

en mer.


Le Delphin avait un bon équipage ; non pas des matelots de combat, des matelots d’abordage, mais des hommes manœuvrant bien. Il ne lui en fallait pas plus. Ces gaillards-là étaient tous des gens déterminés, mais tous plus ou moins négociants. Ils couraient après la fortune, non après la gloire. Ils n’avaient point de pavillon à montrer, point de couleurs à appuyer d’un

  1. Petits monticules de pierres.