Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/158

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destiné le Delphin, et à propos des munitions qu’il portait aux confédérés.

« Oui, monsieur James, lui dit un jour miss Halliburtt, la reconnaissance ne saurait m’empêcher de vous parler avec la plus entière franchise. Au contraire. Vous êtes un brave marin, un habile commerçant, la maison Playfair est citée pour son honorabilité ; mais, en ce moment, elle manque à ses principes, et elle ne fait pas un métier digne d’elle.

— Comment ! s’écria James, la maison Playfair n’a pas le droit de tenter une pareille opération de commerce !

— Non ! Elle porte des munitions de guerre à des malheureux en pleine révolte contre le gouvernement régulier de leur pays, et c’est prêter des armes à une mauvaise cause.

— Ma foi, miss Jenny, répondit le capitaine, je ne discuterai pas avec vous le droit des Confédérés, je ne vous répondrai que par un mot : je suis négociant, et, comme tel, je ne me préoccupe que des intérêts de ma maison. Je cherche le gain partout où il se présente.

— Voilà précisément ce qui est blâmable, monsieur James, reprit la jeune fille. Le gain n’excuse pas. Ainsi, quand vous vendez aux Chinois l’opium qui les abrutit, vous êtes aussi coupable qu’en ce moment où vous fournissez aux gens du Sud les moyens de continuer une guerre criminelle !

— Oh ! pour cette fois, miss Jenny, ceci est trop fort, et je ne puis admettre…

— Non, ce que je dis est juste, et quand vous descendrez en vous-même, lorsque vous comprendrez bien le rôle que vous jouez, lorsque vous songerez aux résultats dont vous êtes parfaitement responsable aux yeux de tous, vous me donnerez raison sur ce point comme sur tant d’autres. »

À ces paroles, James Playfair restait abasourdi. Il quittait alors la jeune fille en proie à une colère véritable, car il sentait son impuissance à répondre ; puis il boudait comme un enfant pendant une demi-heure, une heure au plus, et il revenait à cette singulière jeune fille, qui l’accablait de ses plus sûrs arguments avec un si aimable sourire.

Bref, quoi qu’il en eût, et bien qu’il ne voulût pas en convenir, le capitaine James Playfair ne s’appartenait plus. Il n’était plus « maître après Dieu » à bord de son navire.

Aussi, à la grande joie de Crockston, les affaires de Mr. Halliburtt semblaient être en bon chemin. Le capitaine paraissait décidé à tout entreprendre pour délivrer le père de miss Jenny, dût-il, pour cela, compromettre le Delphin, sa cargaison, son équipage, et encourir les malédictions de son digne oncle Vincent.