Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/179

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Eh bien, au diable la mâture ! Droit dans la passe ! droit ! et gouvernez sur l’île.

— Enfoncés les Sudistes ! s’écria Crockston, et s’il faut recevoir des boulets dans notre carcasse, j’aime encore mieux les boulets du Nord. Ça se digère mieux ! »

En effet, tout danger n’était pas évité, et le Delphin ne pouvait se considérer comme étant tiré d’affaire ; car si l’île Morris n’était pas armée de ces pièces redoutables qui furent établies quelques mois plus tard, néanmoins ses canons et ses mortiers pouvaient facilement couler un navire comme le Delphin.

L’éveil avait été donné aux fédéraux de l’île et aux navires du blocus par les feux des forts Sumter et Moultrie. Les assiégeants ne pouvaient rien comprendre à cette attaque de nuit ; elle ne semblait pas dirigée contre eux ; cependant ils devaient se tenir et se tenaient prêts à répondre.

C’est à quoi réfléchissait James Playfair en s’avançant dans les passes de l’île Morris, et il avait raison de craindre, car, au bout d’un quart d’heure, les ténèbres furent sillonnées de lumières ; une pluie de petites bombes tomba autour du steamer en faisant jaillir l’eau jusqu’au-dessus de ses bastingages ; quelques-unes même vinrent frapper le pont du Delphin, mais par leur base, ce qui sauva le navire d’une perte certaine. En effet, ces bombes, ainsi qu’on l’apprit plus tard, devaient éclater en cent fragments et couvrir chacune une superficie de cent vingt pieds carrés d’un feu grégeois que rien ne pouvait éteindre et qui brûlait pendant vingt minutes. Une seule de ces bombes pouvait incendier un navire. Heureusement pour le Delphin, elles étaient de nouvelle invention et encore fort imparfaites ; une fois lancées dans les airs, un faux mouvement de rotation les maintenait inclinées, et, au moment de leur chute, elles tombaient sur la base au lieu de frapper avec leur pointe, où se trouvait l’appareil de percussion. Ce vice de construction sauva seul le Delphin d’une perte certaine ; la chute de ces bombes peu pesantes ne lui causa pas grand mal, et, sous la pression de sa vapeur surchauffée, il continua de s’avancer dans la passe.

En ce moment et malgré ses ordres, Mr. Halliburtt et sa fille rejoignirent James Playfair sur la dunette. Celui-ci voulut les obliger à rentrer dans leur cabine, mais Jenny déclara qu’elle resterait auprès du capitaine.

Quand à Mr. Halliburtt, qui venait d’apprendre toute la noble conduite de son sauveur, il lui serra la main sans pouvoir prononcer une parole.

Le Delphin avançait alors avec une grande rapidité vers la pleine mer ; il lui suffisait de suivre la passe pendant trois milles encore pour se trouver dans les eaux de l’Atlantique ; si la passe était libre à son entrée, il était sauvé. James Playfair connaissait merveilleusement tous les secrets de la baie de Charleston, et il manœuvrait son navire dans les ténèbres