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aventures

enchaîné à l’oculaire de ses lunettes, guettant le passage des astres au méridien ou calculant des occultations d’étoiles, il savourait cette existence en plein air, sous les bois presque impénétrables qui hérissaient le penchant des collines, sur ces sommets déserts que les embruns de la Morgheda couvraient d’une poussière humide. C’était une joie, pour lui, de comprendre la poésie de ces vastes solitudes, à peu près inconnues à l’homme, et d’y retremper son esprit fatigué des spéculations mathématiques. Il trompait ainsi les ennuis de l’attente, et se refaisait corps et âme. La nouveauté de sa situation expliquait donc son inaltérable patience que le bushman ne pouvait partager. Aussi, de la part du chasseur, toujours mêmes récriminations, de la part du savant, mêmes réponses calmes, qui ne calmaient point le nerveux Mokoum.

Le 31 janvier arriva, dernier jour fixé par la lettre de l’honorable Airy. Si les savants annoncés n’apparaissaient pas ce jour-là, William Emery serait forcé de prendre un parti, ce qui l’embarrasserait beaucoup. Le retard pouvait se prolonger indéfiniment, et comment indéfiniment attendre ?

« Monsieur William, lui dit le chasseur, pourquoi n’irions-nous pas au devant des étrangers ? Nous ne pouvons les croiser en route. Il n’y a qu’un chemin, le chemin de la rivière, et s’ils la remontent, comme le dit votre bout de papier, nous les rencontrerons inévitablement.

— Une excellente idée que vous avez là, Mokoum, répondit l’astronome. Poussons une reconnaissance en aval des chutes. Nous en serons quittes pour revenir au campement par les contre-vallées du sud. Mais dites-moi, honnête bushman, vous connaissez en grande partie le cours de l’Orange ?

— Oui, monsieur, répondit le chasseur, je l’ai remonté deux fois depuis le cap Volpas jusqu’à sa jonction avec le Hart sur les frontières de la république de Transvaal.

— Et son cours est navigable en toutes ses parties, excepté aux chutes de Morgheda ?

— Comme vous le dites, monsieur, répliqua le bushman. J’ajouterai toutefois, que vers la fin de la saison sèche, l’Orange est à peu près sans eau jusqu’à cinq ou six milles de son embouchure. Il se forme alors une barre sur laquelle la houle de l’ouest se brise avec violence.

— Peu importe, répondit l’astronome, puisqu’au moment où nos Européens ont dû atterrir, cette embouchure était praticable. Il n’existe donc aucune raison qui puisse motiver leur retard, et par conséquent, ils arriveront. »

Le bushman ne répondit pas. Il plaça sa carabine sur son épaule, siffla