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aventures

seur, qui n’étant point en chasse, n’avait aucune raison d’être patient.

« Eh ! eh ! monsieur l’astrologue de toutes les Russies, répondit-il d’une voix irritée, est-ce que vous n’allez pas mesurer vos paroles ? Est-ce que je suis chargé de garder votre compagnon qui ne sait pas se garder lui-même ! Vous vous en prenez à moi, et vous avez tort, entendez-vous ? Si monsieur Palander s’est perdu, c’est par sa faute ! Vingt fois, je l’ai surpris, toujours absorbé dans ses chiffres, et s’éloignant de notre caravane. Vingt fois, je l’ai averti et ramené. Mais avant-hier, à la tombée de la nuit, il a disparu, et malgré mes recherches, je n’ai pu le retrouver. Soyez plus habile, si vous le pouvez, et puisque vous savez si bien manœuvrer votre lunette, mettez votre œil au bout, et tâchez de découvrir votre compagnon ! »

Le bushman aurait sans doute continué sur ce ton, à la grande colère de Mathieu Strux, qui, la bouche ouverte, ne pouvait placer un mot, si John Murray n’eût calmé l’irascible chasseur. Fort heureusement pour le savant russe, la discussion entre le bushman et lui s’arrêta. Mais Mathieu Strux, par une insinuation sans fondement, se rabattit sur le colonel Everest qui ne s’y attendait pas.

« En tout cas, dit d’un ton sec l’astronome de Poulkowa, je n’entends pas abandonner mon malheureux compagnon dans ce désert. En ce qui me regarde, j’emploierai tous mes efforts à le retrouver. Si c’était sir John Murray ou monsieur William Emery, dont la disparition eût été ainsi constatée, le colonel Everest, j’imagine, n’hésiterait pas à suspendre les opérations géodésiques pour porter secours à ses compatriotes. Or, je ne vois pas pourquoi on ferait moins pour un savant russe que pour un savant anglais ! »

Le colonel Everest, ainsi interpellé, ne put garder son calme habituel.

« Monsieur Mathieu Strux, s’écria-t-il les bras croisés, le regard fixé sur les yeux de son adversaire, est-ce un parti pris chez vous de m’insulter gratuitement ? Pour qui nous prenez-vous, nous autres Anglais ! Vous avons-nous donné le droit de douter de nos sentiments dans une question d’humanité ? Qui vous fait supposer que nous n’irons pas au secours de ce maladroit calculateur…

— Monsieur…, riposta le Russe sur ce qualificatif appliqué à Nicolas Palander.

— Oui ! maladroit, reprit le colonel Everest, en articulant toutes les syllabes de son épithète, et pour retourner contre vous ce que vous avanciez si légèrement tout à l’heure, j’ajouterai qu’au cas où nos opérations manqueraient par ce fait, la responsabilité en remonterait aux Russes et non aux Anglais !