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aventures

qui possèdent à un degré rare le sentiment de la nationalité. Ils s’étaient levés subitement. Ces seuls mots : « La guerre est déclarée ! » avaient suffi. Ce n’étaient plus des compagnons, des collègues, des savants unis pour l’accomplissement d’une œuvre scientifique, c’étaient des ennemis qui déjà se mesuraient du regard, tant ces duels de nation à nation ont d’influence sur le cœur des hommes !

Un mouvement instinctif avait éloigné ces Européens les uns des autres. Nicolas Palander lui-même subissait l’influence commune. Seuls, peut-être, William Emery et Michel Zorn se regardaient encore avec plus de tristesse que d’animosité, et regrettaient de n’avoir pu se donner une dernière poignée de main avant la communication du colonel Everest !

Aucune parole ne fut prononcée. Après avoir échangé un salut, les Russes et les Anglais se retirèrent.

Cette situation nouvelle, cette séparation des deux partis, allait rendre plus difficile la continuation des travaux géodésiques, mais non les interrompre. Chacun, dans l’intérêt de son pays, voulut poursuivre l’opération commencée. Toutefois, les mesures devaient porter maintenant sur deux méridiennes différentes. Dans une entrevue qui eut lieu entre Mathieu Strux et le colonel Everest, ces détails furent réglés. Le sort décida que les Russes continueraient à opérer sur la méridienne déjà parcourue. Quant aux Anglais, tenant pour acquis le travail fait en commun, ils devaient choisir à soixante ou quatre-vingt milles dans l’ouest un autre arc qu’ils rattacheraient au premier par une série de triangles auxiliaires ; puis, ils poursuivraient leur triangulation dans ces conditions, et ils la continueraient jusqu’au vingtième parallèle.

Toutes ces questions furent résolues entre les deux savants, et il faut le dire, sans provoquer aucun éclat. Leur rivalité personnelle s’effaçait devant la grande rivalité nationale. Mathieu Strux et le colonel Everest n’échangèrent pas un mot malsonnant et se tinrent dans les plus strictes limites des convenances.

Quant à la caravane, il fut décidé qu’elle se partagerait en deux troupes, chaque troupe devant conserver son matériel. Mais le sort attribua aux Russes la possession de la chaloupe à vapeur, qui, évidemment, ne pouvait se diviser.

Le bushman, très attaché aux Anglais et particulièrement à sir John, conserva la direction de la caravane anglaise. Le foreloper, homme également fort entendu, fut placé à la tête de la caravane russe. Chaque parti garda ses instruments, ainsi que l’un des registres tenus en double, sur lesquels les résultats chiffrés des opérations avaient été consignés jusqu’alors.

Le 31 août, les membres de l’ancienne commission internationale se