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aventures

au milieu de la masse sombre et s’en retirant aussitôt. On les eut comptés par milliers.

« Eh ! que sont ces points noirs ? demanda sir John Murray.

— Ces points noirs sont des oiseaux, répondit le bushman. Ce sont des vautours, des aigles, des faucons, des milans. Ils viennent de loin, ils suivent ce nuage, ils ne l’abandonneront que lorsqu’il sera anéanti ou dispersé.

— Mais ce nuage ?

— Ce n’est point un nuage, répondit Mokoum, en étendant la main vers la masse sombre qui envahissait déjà un quart du ciel, c’est une nuée vivante, c’est une nuée de criquets ! »

Le chasseur ne se trompait pas. Les Européens allaient voir une de ces terribles invasions de sauterelles, malheureusement trop fréquentes, et qui en une nuit changent le pays le plus fertile en une contrée aride et désolée. Ces criquets qui appartiennent au genre locuste, les « grylli devastatorii » des naturalistes, arrivaient ainsi par milliards. Des voyageurs n’ont-ils pas vu une plage couverte de ces insectes sur une hauteur de quatre pieds et sur une longueur de cinquante milles ?

« Oui ! reprit le bushman, ces nuages vivants sont un fléau redoutable pour les campagnes, et plaise au ciel qu’ils ne nous fassent pas trop de mal !

— Mais nous n’avons ici, dit le colonel Everest, ni champs ensemencés, ni pâturages qui nous appartiennent ! Que pourrions-nous craindre de ces insectes ?

— Rien, s’ils passent seulement au-dessus de notre tête, répondit le bushman, tout, s’ils s’abattent sur ce pays que nous devons traverser. Alors, il n’y aura plus ni une feuille aux arbres, ni un brin d’herbe aux prairies, et vous oubliez, colonel, que si notre nourriture est assurée, celle de nos chevaux, de nos bœufs, de nos mulets, ne l’est pas. Que deviendraient-ils au milieu de ces pâturages dévastés ? »

Les compagnons du bushman demeurèrent silencieux. Ils observaient la masse animée qui croissait à vue d’œil. Le bruissement redoublait, dominé par des cris d’aigles ou de faucons qui, se précipitant sur la nuée inépuisable, en dévoraient les insectes par milliers.

« Croyez-vous qu’ils s’abattent sur cette contrée ? demanda William Emery à Mokoum.

— Je le crains, répondit le chasseur. Le vent du nord les porte directement. Puis, voilà le soleil qui disparaît. La fraîche brise du soir va alourdir les ailes de ces sauterelles. Elles s’abattront sur les arbres, sur les buissons, sur les prairies, et alors… »

Le bushman n’acheva pas sa phrase. Sa prédiction s’accomplissait en ce