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de trois russes et de trois anglais

der avec eux. Le souvenir de l’affaire des crocodiles était encore présent à leur esprit, et, entre tous, le distrait calculateur était probablement le seul qui l’eût oublié !

Donc, grande anxiété parmi la petite troupe, et empêchement de continuer la marche en avant, tant que Nicolas Palander ne l’aurait pas rejointe.

On appela. Vainement. Le bushman et les marins se dispersèrent sur un rayon d’un quart de mille, battant les buissons, fouillant le bois, furetant dans les hautes herbes, tirant des coups de fusil ! Rien. Nicolas Palander ne reparaissait pas.

L’inquiétude de tous fut alors extrêmement vive, mais il faut dire que chez Mathieu Strux, à cette inquiétude se joignit une irritation extrême contre son malencontreux collègue. C’était la seconde fois que pareil incident se reproduisait par la faute de Nicolas Palander, et véritablement, si le colonel Everest l’eût pris à partie, lui, Mathieu Strux, n’aurait certainement pas su que répondre.

Il n’y avait donc plus, dans ces circonstances, qu’une résolution à prendre, celle de camper dans le bois et d’opérer les recherches les plus minutieuses, afin de retrouver le calculateur.

Le colonel et ses compagnons se disposaient à faire halte près d’une assez vaste clairière, quand un cri — un cri qui n’avait plus rien d’humain — retentit à quelques centaines de pas sur la gauche du bois. Presque aussitôt, Nicolas Palander apparut. Il courait de toute la vitesse de ses jambes. Il était tête nue, cheveux hérissés, à demi dépouillé de ses vêtements, dont quelques lambeaux lui couvraient les reins.

Le malheureux arriva auprès de ses compagnons, qui le pressèrent de questions. Mais, l’œil démesurément ouvert, la pupille dilatée, les narines aplaties et fermant tout passage à sa respiration qui était saccadée et incomplète, le pauvre homme ne pouvait parler. Il voulait répondre, les mots ne sortaient pas.

Que s’était-il passé ? Pourquoi cet égarement, pourquoi cette épouvante dont Nicolas Palander présentait à un si haut degré les plus incontestables symptômes ? On ne savait qu’imaginer.

Enfin, ces paroles presque inintelligibles s’échappèrent du gosier de Palander :

« Les registres ! les registres ! »

Les astronomes, à ces mots, frissonnèrent tous d’un même frisson. Ils avaient compris ! Les registres, ces deux registres sur lesquels était inscrit le résultat de toutes les opérations trigonométriques, ces registres dont le calculateur ne se séparait jamais, même en dormant, ces registres