Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/43

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Il devait jauger cinq ou six cents tonneaux. À ses porte-haubans pendaient des carènes brisées.

Ce navire avait-il été abandonné par son équipage ? C’était la question, ou, pour employer l’expression anglaise, la « great attraction » du moment. Cependant, personne ne se montrait sur cette coque. Peut-être les naufragés s’étaient-ils réfugiés à l’intérieur ? Armé de ma lunette, je voyais depuis quelques instants un objet remuer sur l’avant du navire ; mais je reconnus bientôt que c’était un reste de foc que le vent agitait.

À la distance d’un demi-mille, tous les détails de cette coque devinrent visibles. Elle était neuve et dans un parfait état de conservation. Son chargement, qui avait glissé sous le vent, l’obligeait à conserver la bande sur tribord. Évidemment, ce bâtiment, engagé dans un moment critique, avait dû sacrifier sa mâture.

Le Great-Eastern s’en approcha. Il en fit le tour. Il signala sa présence par de nombreux coups de sifflet. L’air en était déchiré. Mais l’épave demeura muette et inanimée. Dans tout cet espace de mer circonscrit par l’horizon, rien en vue. Pas une embarcation aux flancs du bâtiment naufragé.

L’équipage avait eu sans doute le temps de s’enfuir. Mais avait-il pu gagner la terre, distante de trois cents milles ? De frêles canots pouvaient-ils résister aux lames qui balançaient si effroyablement le Great-Eastern ? À quelle date d’ailleurs remontait cette catastrophe ? Par ces vents régnants, ne fallait-il pas chercher plus loin, dans l’ouest, le théâtre du naufrage ? Cette coque ne dérivait-elle pas depuis longtemps déjà sous la double influence des courants et des brises ? Toutes ces questions devaient rester sans réponse.

Lorsque le steam-ship rangea l’arrière du navire naufragé, je lus distinctement sur son tableau le nom de Lérida ; mais la désignation de son port d’attache n’était pas indiquée. À sa forme, à ses façons relevées, à l’élancement particulier de son étrave, les matelots du bord le déclaraient de construction américaine.

Un bâtiment de commerce, un vaisseau de guerre, n’eût point hésité à amariner cette coque, qui renfermait sans doute une cargaison de prix. On sait que, dans ces cas de sauvetage, les ordonnances maritimes attribuent aux sauveteurs le tiers de la valeur. Mais le Great-Eastern, chargé d’un service régulier, ne pouvait prendre cette épave à sa remorque pendant des milliers de milles. Revenir sur ses pas pour la conduire au port le plus voisin était également impossible. Il fallut donc l’abandonner, au grand regret des matelots, et bientôt ce débris ne fut plus qu’un point de l’espace qui disparut à l’horizon. Le groupe des passagers se dispersa. Les uns regagnèrent leurs salons, les autres leurs cabines, et la trompette du