Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/58

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C’était le révérend dont il a été question, ce petit homme remuant, cet intrigant Yankee, un de ces ministres dont l’influence est si grande dans les États de la Nouvelle-Angleterre. Son sermon était tout préparé, et l’occasion étant bonne, il voulait l’utiliser. L’aimable Yorick n’en eût-il pas fait autant ? Je regardai le docteur Pitferge. Le docteur Pitferge ne sourcilla pas, et sembla disposé à essuyer le feu du prédicateur.

Celui-ci boutonna gravement sa redingote noire, posa son chapeau de soie sur la table, tira son mouchoir avec lequel il toucha légèrement ses lèvres, et enveloppant l’assemblée d’un regard circulaire :

« Au commencement, dit-il, Dieu créa l’Amérique en six jours et se reposa le septième. »

Là-dessus, moi, je gagnai la porte.


XIV


Pendant le lunch, Dean Pitferge m’apprit que le révérend avait admirablement développé son texte. Les monitors, les béliers de guerre, les forts cuirassés, les torpilles sous-marines, tous ces engins avaient manœuvré dans son discours. Lui-même, il s’était fait grand de toute la grandeur de l’Amérique. S’il plaît à l’Amérique d’être prônée ainsi, je n’ai rien à dire.

En rentrant au grand salon, je lus la note suivante :

Lat. 50° 8′ N.
Long. 30° 44′ W.
Course : 255 miles.

Toujours le même résultat. Nous n’avions encore fait que onze cents milles, en comprenant les trois cent dix milles qui séparent Fastnet de Liverpool. Environ le tiers du voyage. Pendant toute la journée, officiers, matelots, passagers et passagères continuèrent de se reposer « comme le Seigneur après la création de l’Amérique ». Pas un piano ne résonna dans les salons silencieux. Les échecs ne quittèrent pas leur boîte, ni les cartes leur étui. Le salon de jeu demeura désert. J’eus l’occasion, ce jour-là, de présenter le docteur Pitferge au capitaine Corsican. Mon original amusa beaucoup le capitaine en lui racontant la chronique secrète du Great Eastern. Il tint à lui prouver que c’était un navire condamné, ensorcelé, auquel il arriverait fatalement malheur. La légende du « mécanicien soudé » plut beaucoup à Corsican, qui, en sa qualité d’Écossais, était grand amateur du merveilleux, mais il ne put, cependant, retenir un sourire d’incrédulité.