Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/86

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— Parce que !… répondit le docteur, parce qu’il faut qu’il arrive quelque chose ! »

En me retournant, j’aperçus le capitaine, le second et le premier ingénieur, encapuchonnés dans leurs surouest et cramponnés aux garde-fous des passerelles. L’embrun des lames les enveloppait de la tête aux pieds. Le capitaine souriait selon sa coutume. Le second riait et montrait ses dents blanches en voyant son navire rouler à faire croire que les mâts et les cheminées allaient venir en bas !

Cependant, cette obstination, cet entêtement du capitaine à lutter contre la mer, m’étonnaient. À sept heures et demie, l’aspect de l’Atlantique était effrayant. À l’avant, les lames couvraient le navire en grand. Je regardais ce sublime spectacle, ce combat du colosse contre les flots. Je comprenais jusqu’à un certain point, cette opiniâtreté du « maître après Dieu » qui ne voulait pas céder. Mais j’oubliais que la puissance de la mer est infinie, et que rien ne peut lui résister de ce qui est fait de la main de l’homme ! Et, en effet, si puissant qu’il fût, le géant devait bientôt fuir devant la tempête.

Tout à coup, vers huit heures, un choc se produisit. C’était un formidable paquet de mer qui venait de frapper le navire par bâbord devant.

« Ça, me dit le docteur, ce n’est pas une gifle, c’est un coup de poing sur la figure. »

En effet, le « coup de poing » nous avait meurtris. Des morceaux d’épaves apparaissaient sur la crête des lames. Était-ce une partie de notre chair qui s’en allait ainsi, ou les débris d’un corps étranger ? Sur un signe du capitaine, le Great-Eastern évolua d’un quart pour éviter ces fragments qui menaçaient de s’engager dans ses aubes. En regardant avec plus d’attention, je vis que le coup de mer venait d’emporter les pavois de bâbord, qui, cependant, s’élevaient à cinquante pieds au-dessus de la surface des flots. Les jambettes étaient brisées, les ferrures arrachées ; quelques débris de virures tremblaient encore dans leur encastrement. Le Great-Eastern avait tressailli au choc, mais il continuait sa route avec une imperturbable audace. Il fallait enlever au plus tôt les débris qui encombraient l’avant, et, pour cela fuir devant la mer devenait indispensable. Mais le steam-ship s’opiniâtra à tenir tête. Toute la fougue de son capitaine l’animait. Il ne voulait pas céder. Il ne céderait pas. Un officier et quelques hommes furent envoyés sur l’avant pour déblayer le pont.

« Attention, me dit le docteur, le malheur n’est pas loin ! »

Les marins s’avancèrent vers l’avant. Nous nous étions accotés au second mât. Nous regardions à travers les embruns qui, nous prenant d’écharpe, jetaient à chaque lame une averse sur le pont. Soudain, un autre coup de mer, plus violent que le premier, passa par la brèche ouverte dans les bastingages, arracha une énorme plaque de fonte qui recouvrait