Page:Verne - Vingt mille lieues sous les mers.djvu/38

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que capricieuse baleine élevait son dos noirâtre au-dessus des flots. Le pont de la frégate se peuplait en un instant. Les capots vomissaient un torrent de matelots et d’officiers. Chacun, la poitrine haletante, l’œil trouble, observait la marche du cétacé. Je regardais, je regardais à en user ma rétine, à en devenir aveugle, tandis que Conseil, toujours phlegmatique, me répétait d’un ton calme :

« Si monsieur voulait avoir la bonté de moins écarquiller ses yeux, monsieur verrait bien davantage ! »

Mais, vaine émotion ! L’Abraham-Lincoln modifiait sa route, courait sur l’animal signalé, simple baleine ou cachalot vulgaire, qui disparaissait bientôt au milieu d’un concert d’imprécations !

Cependant, le temps restait favorable. Le voyage s’accomplissait dans les meilleures conditions. C’était alors la mauvaise saison australe, car le juillet de cette zone correspond à notre janvier d’Europe ; mais la mer se maintenait belle, et se laissait facilement observer dans un vaste périmètre.

Ned Land montrait toujours la plus tenace incrédulité ; il affectait même de ne point examiner la surface des flots en dehors de son temps de bordée, — du moins quand aucune baleine n’était en vue. Et pourtant sa merveilleuse puissance de vision aurait rendu de grands services. Mais, huit heures sur douze, cet entêté Canadien lisait ou dormait dans sa cabine. Cent fois, je lui reprochai son indifférence.

« Bah ! répondait-il, il n’y a rien, monsieur Aronnax, et y eût-il quelque animal, quelle chance avons-nous de l’apercevoir ? Est-ce que nous ne courons pas à l’aventure ? On a revu, dit-on, cette bête introuvable dans les hautes mers du Pacifique, je veux bien l’admettre ; mais deux mois déjà se sont écoulés depuis cette rencontre, et à s’en rapporter au tempérament de votre narwal, il n’aime point à moisir longtemps dans les mêmes parages ! Il est doué d’une prodigieuse facilité de déplacement. Or, vous le savez mieux que moi, monsieur le professeur, la nature ne fait rien à contre sens, et elle ne donnerait pas à un animal lent de sa nature la faculté de se mouvoir rapidement, s’il n’avait pas besoin de s’en servir. Donc, si la bête existe, elle est déjà loin ! »

À cela, je ne savais que répondre. Évidemment, nous marchions en aveugles. Mais le moyen de procéder autrement ? Aussi, nos chances étaient-elles fort limitées. Cependant, personne ne doutait encore du succès, et pas un matelot du bord n’eût parié contre le narwal et contre sa prochaine apparition.

Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupé par 105° de longitude, et le 27 du même mois, nous franchissions l’équateur sur le