Page:Verne - Voyage au centre de la Terre.djvu/55

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— Viens, te dis-je, ne perdons pas de temps. »

Il fallut obéir. Un gardien, qui demeurait de l’autre côté de la rue, nous remit une clef, et l’ascension commença.

Mon oncle me précédait d’un pas alerte. Je le suivais non sans terreur, car la tête me tournait avec une déplorable facilité. Je n’avais ni l’aplomb des aigles ni l’insensibilité de leurs nerfs.

Tant que nous fûmes emprisonnés dans la vis intérieure, tout alla bien ; mais après cent cinquante marches l’air vint me frapper au visage, nous étions parvenus à la plate-forme du clocher. Là commençait l’escalier aérien, gardé par une frêle rampe, et dont les marches, de plus en plus étroites, semblaient monter vers l’infini.

« Je ne pourrai jamais ! m’écriai-je.

— Serais-tu poltron, par hasard ? Monte ! » répondit impitoyablement le professeur.

Force fut de le suivre en me cramponnant. Le grand air m’étourdissait ; je sentais le clocher osciller sous les rafales ; mes jambes se dérobaient ; je grimpai bientôt sur les genoux, puis sur le ventre ; je fermais les yeux ; j’éprouvais le mal de l’espace.

Enfin, mon oncle me tirant par le collet, j’arrivai près de la boule.

« Regarde, me dit-il, et regarde bien ! il faut prendre des leçons d’abîme !  »

J’ouvris les yeux. J’aperçus les maisons aplaties et comme écrasées par une chute, au milieu du brouillard des fumées. Au-dessus de ma tête passaient des nuages échevelés, et, par un renversement d’optique, ils me paraissaient immobiles, tandis que le clocher, la boule, moi, nous étions entraînés avec une fantastique vitesse. Au loin, d’un côté s’étendait la campagne verdoyante, de l’autre étincelait la mer sous un faisceau de rayons. Le Sund se déroulait à la pointe d’Elseneur, avec quelques voiles blanches, véritables ailes de goéland, et dans la brume de l’est ondulaient les côtes à peine estompées de la Suède. Toute cette immensité tourbillonnait à mes regards.

Néanmoins il fallut me lever, me tenir droit, regarder. Ma première leçon de vertige dura une heure. Quand enfin il me fut permis de redescendre et de toucher du pied le pavé solide des rues, j’étais courbaturé.

« Nous recommencerons demain, » dit mon professeur.

Et en effet, pendant cinq jours, je repris cet exercice vertigineux, et, bon gré mal gré, je fis des progrès sensibles dans l’art « des hautes contemplations ».