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CARNÉADE. — SA VIE ET SA DOCTRINE.

infligée à la suite du sac d’Orope, sa vie n’est marquée d’aucun événement important[1]. Sa vieillesse paraît avoir été assombrie par de cruelles infirmités : il devint aveugle[2] et fut consumé par une maladie de langueur. Ses ennemis en prirent occasion pour lui reprocher de n’avoir pas mis fin à ses jours, comme son rival Antipater, et d’avoir manqué de courage devant la mort. Mais c’était en vérité une étrange prétention des stoïciens de vouloir imposer leurs idées à tout le monde, et de condamner tous leurs adversaires au suicide. Rien, dans les principes de Carnéade, ne l’obligeait à recourir à cette extrémité. Il se bornait fort sagement à dire : « La nature, qui m’a formé, saura bien me détruire. » Il mourut en 129 av. J.-C., âgé de quatre-vingt-dix ans.

Bien différent de son élégant et spirituel devancier Arcésilas, Carnéade ne chercha point à briller ailleurs que dans les discussions publiques. Son extérieur, nous dit Diogène[3] était fort négligé : jamais il n’accepta une invitation à dîner, afin de ne pas se laisser détourner de ses travaux. Il était tellement absorbé dans ses pensées qu’à table il oubliait de manger et qu’il fallait diriger ses mains[4].

Tous les auteurs anciens s’accordent à célébrer son merveilleux talent[5]. Les rhéteurs, dit Diogène, fermaient leurs écoles pour aller l’entendre ; on sait quel émoi son premier discours provoqua à Rome et quel enthousiasme il inspira à la jeunesse, quelles craintes à Caton ; le sénat même ne sut pas échapper à la séduction que ce Grec extraordinaire portait partout avec lui. Il serait téméraire de vouloir le juger sur les quelques analyses que les auteurs anciens nous ont conservées de ses argumenta-

  1. Plut., Cato Major, 22 ; Gell., Noct. att., VI, xiv, 10 ; Cic., Tusc., IV, iii, 5, etc. Voir, sur ce point, le très intéressant chapitre de M. Martha dans les Études morales sur l'antiquité (Paris, Hachette, 1883).
  2. IV, 66.
  3. Diog., IV, 66.
  4. Val.-Max., VIII, VII, 5.
  5. Cic., Fin., III, XII, 41, etc. ; Diog., IV, 63 ; Gell., loc. cit. ; Plut., Cato Major, loc. cit. ; Lact., Div. Inst., V, 14 ; Euseb., Prœp. evang., XIV, viii, 9 et seq.