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LIVRE II. — CHAPITRE III.

tement[1], rompant la trame des événements, s’y insèrent, et produisent de nouveaux effets.

Par suite, l’action d’une véritable cause ne peut être prévue ; l’événement seul la découvre[2]. Tant que Philoctète n’avait pas été blessé par un serpent, quelle cause y avait-il dans la nature pour qu’il fût abandonné dans l’tle de Lemnos ?

Cependant, si l’action de ces causes fortuites ne peut être prévue, en elle-même elle est certaine. Nous touchons ici au point essentiel de toute cette argumentation. Les événements futurs sont certains, mais d’une façon en quelque sorte abstraite, sans qu’aucune intelligence, fût-ce celle d’un Dieu, puisse avoir connaissance de cette certitude ; car personne ne peut savoir d’avance quand les causes fortuites interviendront. Apollon lui-même ne connaît le passé que s’il en reste quelque trace[3] ; à plus forte raison ignore-t-il l’avenir. Il n’aurait pu prédire le crime d’Œdipe, parce qu’il n’y avait dans la nature aucune cause antérieure qui forçât Œdipe à tuer son père. Pourtant, il était vrai de toute éternité qu’Œdipe tuerait Laïus, et que Philoctète serait abandonné à Lemnos.

Qu’on ne dise pas que cette théorie revient au même que celle des stoïciens. Ce n’est pas la même chose de dire que tout est vrai de toute éternité, ou que tout arrive en vertu d’un enchaînement fatal. « De ce que toute proposition[4] est nécessairement vraie ou fausse, il ne s’ensuit pas immédiatement qu’il y ait des causes immuables et éternelles qui empêchent les choses d’arriver autrement qu’elles n’arrivent. » La proposition est vraie parce que des causes surviendront à un moment donné qui réaliseront l’événement annoncé. Par suite, cet événement aura une cause, et il reste vrai que rien n’arrive sans cause.

Mais tout en accordant que rien n’arrive sans cause, la théorie

  1. De Fato, xvii, 28 : « Fortuitæ sunt causæ que effidunt ut vere dicantur quæ ita dicentur : veniet in Senatum Cato, non inclusæ in reram natura atque mundo. »
  2. xvi, 37 : « Ratio eventas aperit causam. »
  3. xiv, 33.
  4. xii, 98.