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LIVRE II. — CHAPITRE III.

les stoïciens traitaient le plus volontiers ; là encore Carnéade les poursuivit. Nous voyons, en effet, que Clitomaque[1], écrivant aux Carthaginois, ses compatriotes, après la ruine de leur ville, leur résumait les arguments de Carnéade. À cette question : Le sage doit-il s’affliger de la ruine de sa patrie ? il répondait négativement. Nous ignorons les raisons qu’il donnait à l’appui de cette belle thèse. Ailleurs encore nous apprenons qu’il s’élevait contre la manière dont les stoïciens entendaient les consolations : « C’est la fatalité, disait Chrysippe à ceux qu’il voulait consoler d’un malheur, et personne n’y échappe. » — « N’est-ce pas un grand malheur, disait Carnéade, que tout le monde soit soumis à une si cruelle nécessité[2] ? »

À côté de cette critique toute négative, il serait intéressant de savoir si Carnéade avait, en morale comme en logique, quelque enseignement positif. La question est fort difficile à résoudre.

Nous savons d’abord qu’en logicien consommé qu’il était, Carnéade énumérait fort clairement toutes les solutions que peut recevoir le problème du souverain bien, et réduisait toutes les théories morales à un petit nombre de types. Il y a, disait-il[3], un art de la vie ; or, tout art se distingue du but qu’il poursuit. Ainsi la médecine a pour but la santé, l’art du pilote, la navigation. Quel est le but de l’art de vivre ou de la sagesse ? Tout le monde à peu près convient que ce but doit être approprié à notre nature et, par suite, nous sollicite, nous attire, fait naître en nous ce mouvement de l’âme qu’on appelle inclination (ὁρμή). Le désaccord commence seulement lorsqu’il s’agit de définir cette fin de notre conduite, ce but de la vie. Trois théories sont en présence : la fin suprême est le plaisir, ou l’absence de douleur, ou les premiers biens conformes à la nature (τὰ πρῶτα κατὰ φύσιν, prima secundum naturam), tels que la santé, le bon état de toutes les parties du corps, l’intégrité des sens, la force, la beauté et bien d’autres choses semblables. Ces trois fins ainsi

  1. Cic. Tusc., III, xxii, 54.
  2. Cic. ibid., III, xxv, 59.
  3. Cic. Fin., V, vi, 16.