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CARNÉADE. — EXAMEN CRITIQUE.

la vraie certitude. — Sans doute ; mais, puisque vous la prenez pour la vraie certitude au moment où vous vous trompez, vous n’avez pas un moyen sûr de distinguer la vraie et la fausse : il n’y a pas une représentation vraie à laquelle ne s’oppose une représentation fausse qui n’en peut être distinguée. Donc, même si vous avez atteint la vérité, ce qui est possible après tout, vous ne pouvez en être absolument sûr. Avouez-le de bonne grâce, et ne prétendez pas vous élever à une perfection inaccessible à la faiblesse humaine.

Rien de plus simple au fond que cette distinction. Mais si un philosophe ose la faire, s’il vient dire que la certitude dont on se contente dans la vie est autre chose que celle qu’on définit superbement dans les livres, s’il avoue que la réalité est fort au-dessous de l’idéal, tout le monde se tourne contre lui. Pour avoir dit que la certitude pratique, fort légitime d’ailleurs, est autre que la certitude théorique, on l’accuse d’avoir dit qu’il n’y a pas de certitude, on l’accable sous le ridicule des conséquences, on le repousse avec dédain, on le flétrit du nom de sophiste. Ce n’est pourtant pas ce qu’il a dit. Mais, ayant distingué deux choses qui sont en réalité différentes, il a proposé, pour plus de clarté, de les appeler de deux noms différents : à l’une il a réservé, suivant l’usage constant des philosophes, le nom de certitude ; à l’autre il a donné le nom de probabilité. A-t-il contesté que cette probabilité puisse s’approcher indéfiniment de la certitude, qu’elle en soit l’équivalent pratique, qu’elle suffise à la vie, à la morale, à la science même[1] ? S’il l’avait fait, il serait peut-être un sophiste ; là est précisément le tort et l’erreur des pyrrhoniens. Ayant reconnu que nous n’atteignons pas cette certitude absolue que les philosophes définissent dans leurs écoles, ils déclarent qu’il n’y a rien à mettre à la place, qu’il faut renoncer à toute affirmation : voilà l’excès, voilà la gageure insoutenable. Encore y aurait-il beaucoup à dire sur ce point, car les pyrrhoniens ne sont pas sans avoir prévu l’objection. Mais

  1. Cic. Ac., II, x, 32 : « Probabile aliquid esse et quasi verisimile, eaque se uti regula et in agenda vita, et in quærendo ac disserendo. »