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LA PHILOSOPHIE ANTÉSOCRATIQUE.

ces philosophes et à les compter parmi leurs devanciers. Mais il y a là une exagération évidente : s’ils se défient des sens, ils ont tous une confiance absolue dans la raison. Même il ne vient à l’esprit d’aucun d’eux de considérer les sensations comme des états purement subjectifs : elles n’expriment pas fidèlement la réalité, mais il y a toujours dans la réalité quelque chose, un mouvement, une combinaison d’éléments qui les explique. Tous pourraient répéter la maxime de Parménide : « On ne pense pas ce qui n’est pas. »

Démocrite surtout a été souvent considéré comme un sceptique ou comme un sophiste[1]. Le fait est qu’on trouve chez lui nombre de formules sceptiques. Nous ne parlons pas de la maxime οὐ μᾶλλον, parce qu’il ressort très clairement d’un texte de Sextus[2] qu’il lui donnait un tout autre sens que celui de Pyrrhon. Mais il contestait la vérité de tout ce que les sens nous font connaître. Dans l’ouvrage intitulé κρατυντῄρια[3], quoiqu’il eût promis de montrer que les sens méritent confiance, il les condamnait. « Nous ne connaissons pas la réalité, disait-il, mais seulement ce qui s’offre à nous suivant la manière dont notre corps est affecté, suivant la nature de ce qui entre dans nos organes et en sort. » Et il avait répété[4] maintes fois que nous ne comprenons jamais la vraie nature des choses.

Toutefois ces formules s’accordent fort mal avec tout ce que nous savons du reste de sa philosophie. L’atomisme n’est rien s’il n’est une explication dogmatique de l’univers. Ainsi le comprirent les épicuriens, qui furent en opposition ouverte avec les sceptiques ; ainsi le comprit Démocrite lui-même.

Nous avons heureusement un document[5] qui permet

  1. C’est l’accusation que Ritter en particulier (Hist. de la philos. anc., t. I, p. 473 et seq., trad. Tissot) dirige contre Démocrite. Zeller (op. cit., p. 357 et seq.) lui a victorieusement répondu.
  2. P., I, 213.
  3. Sext., M., VII, 136.
  4. Ibid.
  5. C’est le texte de Sextus (M., VII, 138), dont l’authenticité ne saurait être douteuse. Sextus cite l’ouvrage de Démocrite (ἐν τοῖς κανόσι) auquel il emprunte sa citation (κατὰ λέξιν) : γνώμης δύο εὶσίν ἰδέαι, ἡ μὲν γνησίη, ἡ δὲ σκοτίη…