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LIVRE II. — CHAPITRE VI.

seconde ; en proclamant la seconde, vous détruisez la première.

Analysons avec soin le fait même de la représentation. La représentation est un état de l’âme, mais un état qui en même temps qu’il est connu nous fait connaître aussi ce qui la produit. Je vois un objet : en le voyant, je me trouve dans un état différent de celui ou j’étais l’instant d’auparavant, et je connais deux choses : cet état même, et ce qui l’a provoqué. La lumière se révèle en faisant voir les objets qu’elle éclaire : il n’en peut être autrement de la représentation[1].

Mais, objecte-t-on, si la représentation doit toujours avoir un objet, d’où vient qu’il y a des représentations fausses exactement semblables aux vraies ? On va alors chercher les fantômes du rêve, les illusions de l’ivresse, les hallucinations de la folie. Laissons de côté le sorite qui permet de passer insensiblement de l’apparence trompeuse à l’impossibilité de distinguer le vrai du faux[2]. C’est un sophisme : il pourrait tout aussi bien servir à prouver que les loups sont des chiens. Ce qu’il faut opposer obstinément à tous ces exemples, c’est qu’ils n’offrent pas le véritable caractère de l’évidence. Dans le sommeil ou dans l’ivresse, les images n’ont pas la même netteté que dans la veille : on hésite, on tâtonne, on doute, et le fou, revenu à lui-même, se hâte de dire : mon cœur n’est pas d’accord avec mes yeux. Et ne faut-il pas vouloir tout confondre pour aller chercher de tels exemples ? Nous voulons savoir où est la sagesse, la lucidité, le sérieux : on nous parle de fous, d’endormis, ou d’ivrognes. La seule conclusion qu’on puisse légitimement tirer de tous ces faits, c’est que pour connaître la réalité, les sens doivent être en bon état. Nous nous assurons que cette condition est remplie en changeant la situation des objets que nous regardons, en modifiant la lumière qui les éclaire, en augmentant ou diminuant l’intervalle qui nous en sépare. Ces précautions prises, nous pouvons juger en toute sûreté.

  1. Sext., M., VII, 162.
  2. Cic., Ac., II, xvi, 49.