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ÆNÉSIDÈME. — HÉRACLITÉISME.

mesurer la subtilité et la puissance en lisant les argumentations exposées ci-dessus, ait sauté brusquement et sans raison d’une opinion à une autre, c’est ce qu’il est impossible d*admettre. Mais que sa pensée, poursuivant ses investigations dans le même sens, se soit lentement modifiée, c’est ce qu’il est très facile de comprendre.

Si, en un sens, Ænésidème rompt avec le pyrrhonisme, puisqu’il prétend savoir quelque chose de la réalité absolue, en un autre sens, il lui reste fidèle et le continue. Si c’est être sceptique de dire : Les contraires apparaissent toujours ensemble, c’est, en quelque manière, l’être bien davantage que de dire : Les contraires, dans l’absolu, existent ensemble.

Accordons cependant pour le moment qu’il ne mérite plus du tout, puisqu’il affirme quelque chose, le nom de sceptique : aussi bien il semble en convenir lui-même, puisqu’il appelle le scepticisme un acheminement à l’héraclitéisme. Il est dogmatiste ; mais on comprend qu’un dialecticien délié et exercé tel que lui, et à vrai dire un métaphysicien profond et subtil, ait passé d’un de ces points de vue à l’autre. À force de méditer sur l’opposition et l’équivalence des contraires dans la pensée humaine, n’a-t-il pas pu se demander d’où vient cette opposition et cette équivalence ? L’esprit humain, et surtout l’esprit d’un tel homme, ne se contente pas longtemps du fait, il en veut l’explication. Après avoir tant douté, il veut savoir pourquoi il doute. Le système d’Héraclite lui offre une réponse ; il l’adopte. Les contraires se font équilibre dans l’esprit, parce qu’ils se font équilibre dans la réalité. Sans doute, pour en arriver là, il faut abandonner la grande maxime du pyrrhonisme : il faut affirmer. Mais le moyen, quand on a le tempérament d’un métaphysicien, de résister à la tentation ? Ænésidème reconnaît donc son erreur ; mais en même temps il l’explique, ce qui est une manière de ne pas l’abandonner tout à fait ; ou plutôt ses vues sceptiques n’étaient pas fausses, elles n’étaient qu’incomplètes. On se pardonne aisément de changer d’opinion, quand on peut se dire qu’on est en progrès sur soi-même.