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LIVRE IV. — CHAPITRE II.

bien, et ne provoquerait de notre part aucun effort. Ou elle serait en nous : mais elle ne peut être dans le corps, qui est étranger à la raison ; et quant à l’âme, outre que peut-être elle n’existe pas, si elle est composée d’atomes, comme le veut Épicure, comment comprendre que dans un groupe d’atomes, le plaisir ou le jugement puissent apparaître ? Et il n’y a pas moins de difficultés si on définit l’âme à la manière des stoïciens.

Enfin d’innombrables exemples prouvent que les hommes, selon les temps et les lieux, ont les idées les plus différentes sur le bien et sur ie mal, sur le juste et l’injuste. Sextus reprend ici tous les faits qu’il a déjà énumérés à propos du dixième trope d’Ænésidème, et il en ajoute beaucoup d’autres. En présence de tant de contradictions, il ne reste plus qu’à suspendre son jugement.

Allons plus loin. Fût-il vrai que le bien et le mal existent, il serait impossible de vivre heureux. Le malheur a toujours pour cause un trouble, et le trouble vient toujours de ce qu’on poursuit, ou qu’on fuit une chose avec ardeur. Or, on ne poursuit et on ne fuit une chose que parce qu’on la croit bonne ou mauvaise. Mais quiconque a une opinion sur le bien et sur le mal est malheureux, soit que jouissant de ce qu’il croit être un bien, il craigne d’en être privé, soit que, à l’abri de ce qu’il croit être un mal, il redoute de ne pas l’être toujours. D’ailleurs, le mal est, de l’aveu des dogmatistes, si voisin du bien, qu’on ne peut avoir l’un sans l’autre : ainsi, celui qui aime l’argent devient avare ; celui qui aime la gloire est bientôt un ambitieux. Enfin la possession du bien ne satisfait jamais celui qui l’a obtenu. Riche, il désire accroître sa fortune, et il est jaloux de ceux qui possèdent plus que lui.

Cependant, les dogmatistes prétendent qu’il y a un art de vivre heureux : et ils l’appellent la sagesse. Mais lorsqu’il s’agit de définir cet art, ils sont en désaccord. Les stoïciens, qui affichent à ce sujet les plus hautes prétentions, avouent qu’il n’y a pas de sage parfait : il n’y a donc point de parfait bonheur. D’ailleurs, on a vu plus haut que la science en général est im-