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SOCRATE ET LES SOCRATIQUES.

sible. On a dit tout ce qu’on peut savoir quand on a désigné une chose, quand on l’a nommée ; ce qui existe réellement, ce sont les êtres individuels : les concepts ne sont que des manières de penser et ne correspondent à rien de réel. Je vois les hommes, disait Antisthène[1] ; je ne vois pas l’humanité. Ce nominalisme est exactement le contraire de la doctrine de Socrate et de Platon.

Cette sorte d’atomisme logique amenait Antisthène à des propositions inquiétantes, comme celle-ci qui rappelle les formules sophistiques : il est impossible que deux personnes se contredisent[2].

Toutefois Antisthène n’est pas sceptique. Il a écrit un livre sur la distinction de l’opinion et de la science[3] ; il juge encore la science nécessaire pour préparer la morale. La formule que nous venons de citer n’a pas pour lui une signification sceptique. Si deux personnes ne peuvent se contredire, c’est que dans sa théorie nominaliste, chaque être devant être désigné par un nom individuel, il n’y a pas deux manières de désigner une même chose. Si l’on ne s’entend pas, c’est que, croyant parler d’un même objet, en réalité on parle d’un autre. Si on parlait du même, on s’entendrait ; on ne peut se contredire, parce qu’on ne dit rien. Aristote avait donc raison de conclure aussi de cette proposition quelle déclare toute erreur impossible. Mais, outre que cette théorie, qu’elle le veuille ou non, est une entière renonciation à la science, on conviendra que de telles subtilités confinent à la sophistique ; dans l’Euthydème de Platon, le sophiste Dionysodore tient exactement le même langage. Antisthène n’en a pas conclu directement que la science est impossible ; mais ses successeurs iront plus loin : toutes les sciences (ἐγκύκλια μαθήματα) seront pour eux[4], ainsi que pour les sceptiques, comme si elles n’étaient pas.

Aristippe et les cyrénaïques sont d’accord avec les cyniques

  1. Simplic., In categ. Schol. Arist., 54, B.
  2. Arist. Met., IV, 29 : μὴ εἶναι ἀντιλέγειν
  3. Diog., VI, 17.
  4. Diog., VI, 103, 73 ; Stob., Floril., 33, 14.