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LIVRE I. — CHAPITRE III.

spéculation et la morale, Pyrrhon et Timon font une distinction très nette. Ils rejettent toutes les théories, ils ne s’embarrassent d’aucune doctrine. Mais ils ont la certitude, toute pratique et toute morale, d’avoir trouvé la meilleure manière de vivre, de posséder le divin et le bien. Peut-être Cicéron a-t-il un peu forcé le sens de leurs expressions en rapprochant les théories de Pyrrhon de celles des stoïciens, les plus dogmatistes des philosophes ; mais Pyrrhon a dû dire quelque chose d’analogue : il sait où est le bien[1].

Toutefois, cette certitude pratique, et l’emploi d’expressions aussi ingénument dogmatiques que celles que nous venons de citer, ne sont possibles qu’à une condition[2] : c’est que le scepticisme n’ait pas encore eu chez Pyrrhon et Timon la forme arrêtée et systématique qu’il a prise chez leurs successeurs. Qu’il y ait contradiction entre les formules de Timon et la stricte doctrine de l’ἐποχή, c’est ce qui est évident et ce dont témoigne l’embarras des sceptiques ultérieurs et de Sextus pour les expliquer. D’autre part, Pyrrhon et Timon ne semblent pas voir la contradiction, et il est impossible qu’elle ait échappé à de tels esprits, si elle existait. S’ils ne l’ont pas vue, c’est qu’elle n’existait pas. Et si elle n’existait pas, c’est que les sceptiques n’avaient pas encore pris cette attitude de dialecticiens insaisissables et rompus à toutes les finesses qui les distingua dans la suite. Ils se soucient peu de la dialectique, ils rejettent toutes les théories dogmatiques parce qu’elles leur paraissent insuffisantes ou ridicules. Ils se contentent de chercher une bonne règle de conduite[3]. Ils croient

  1. Cf. Diog., 64, où, d’après Antigone de Caryste, un des plus anciens historiens, Pyrrhon déclare qu’il veut devenir un homme de bien, χρηστός.
  2. Hirzel (p. 46, seq.) et Natorp (292) sont arrivés à une conclusion analogue. Le point qui nous sépare, c’est qu’ils prêtent déjà à Pyrrhon et à Timon une théorie savante, une distinction précise entre le point de vue phénoméniste et le dogmatisme, telle qu’elle apparaîtra chez leurs successeurs. Nous croyons qu’ils ont exagéré. Selon nous, Pyrrhon et Timon ne concilient pas leur théorie morale avec leur scepticisme, parce que leur scepticisme n’est encore qu’à l’état d’ébauche, parce qu’ils n’y attachent qu’une médiocre importance. Ils sont sceptiques et indifférents, mais moins sceptiques qu’indifférents.
  3. Ainsi Timon (Sext., M., VII, 10) reproche à Platon d’avoir fait de Socrate un savant, au lieu de ne voir en lui qu’un homme qui montre comment il faut vivre.