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PYRRHON.

se borne pas à dire : « Tout m’est égal », il met sa théorie en pratique. On a vu bien des hommes, dans l’histoire de la philosophie et des religions, pratiquer le détachement des biens du monde et le renoncement absolu ; mais les uns étaient soutenus par l’espoir d’une récompense future ; ils attendaient le prix de leur vertu, et les joies qu’ils entrevoyaient réconfortaient leur courage et les assuraient contre eux-mêmes. Les autres, à défaut d’une telle espérance, avaient au moins un dogme, un idéal, auquel ils faisaient le sacrifice de leurs désirs et de leur personne ; le sentiment de leur perfection était au moins une compensation à tant de sacrifices. Tous avaient pour point d’appui une foi solide. Seul, Pyrrhon n’attend rien, n’espère rien, ne croit à rien ; pourtant il vit comme ceux qui croient et espèrent. Il n’est soutenu par rien et il se tient debout. Il n’est ni découragé ni résigné, car non seulement il ne se plaint pas, mais croit n’avoir aucun sujet de plainte. Ce n’est ni un pessimiste ni un égoïste ; il s’estime heureux et veut partager avec autrui le secret du bonheur qu’il croit avoir trouvé. Il n’y a pas d’autre terme pour désigner cet état d’âme, unique peut-être dans l’histoire, que celui-là même dont il s’est servi : c’est un indifférent. Je ne veux certes pas dire qu’il ait raison ni qu’il soit un modèle à imiter ; comment contester au moins qu’il y ait là un étonnant exemple de ce que peut la volonté humaine ? Quelques réserves qu’on puisse faire, il a peu d’hommes qui donnent une plus haute idée de l’humanité. En un sens, Pyrrhon dépasse Marc-Aurèle et Spinoza. Et il n’y avait plus qu’un pas à faire pour dire, comme quelques-uns de ses disciples l’ont dit[1], que la douceur est le dernier mot du scepticisme.

Il n’y a pas à s’y tromper, il faut reconnaître là l’influence de l’Orient. L’esprit grec n’était pas fait pour de telles audaces : elles ne furent plus renouvelées après Pyrrhon. Les cyniques avaient bien pu faire abnégation de tous les intérêts humains, mépriser le plaisir, exalter la douleur, s’isoler du monde, mais

  1. Diog., 108 : Τινὲς καὶ τὴν ἀπάθειαν ἄλλοι δὲ τὴν πραότητα τέλος εἰπεῖν φασι τοὺς σκεπτικούς. [Quelques auteurs prétendent que la fin de l’homme, pour les sceptiques, est l’impassibilité ; suivant d’autres, c’est la douceur]