Page:Villiers de L'Isle-Adam - Contes cruels.djvu/50

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Cette page a été validée par deux contributeurs.

souvent, ce n’est qu’au prix d’une cinquantaine d’années de luttes, de travaux, d’humiliations et de misère que l’on y arrive et que l’on n’est, alors, qu’un parvenu ? Ô jeunesse ! printemps de la vie ! Primavera della vita ! Mais moi, monsieur, — moi, qui vous parle, — voici vingt ans que je cherche un homme qui n’ait pas de talent !… Entendez-vous ?… Jamais je n’ai pu en trouver un. J’ai dépensé plus d’un demi-million à cette chasse au merle blanc : je me suis « emballé » dans cette folle entreprise ! Que voulez-vous ! J’étais jeune, candide, je me suis ruiné. — Tout le monde a du talent, aujourd’hui, mon cher monsieur ; vous tout comme les autres. Ne nous surfaisons pas. Croyez-moi, c’est inutile. C’est vieux jeu, c’est ficelle, cela ne prend plus. Soyons sérieux.

— Monsieur, de tels soupçons… Si j’avais du talent, je ne serais pas ici !

— Et où seriez-vous donc ?

— À me soigner, je vous prie de le croire.

— Le fait est, gazouille, alors, le directeur en se radoucissant et toujours avec son fin sourire, le fait est que mon garçon de salle, — tenez, le gracieux qui m’a remis votre carte (un licencié ès lettres, s’il vous plaît, et palmé comme tel — hein ! comme c’est beau la Science ! De nos jours cela mène à tout !) — n’est rien moins que l’auteur de trois ou quatre magnifiques ouvrages dramatiques et, passez-moi le mot, « littéraires, » couronnés, enfin, dans maints concours de l’Institut de France sur des centaines d’autres, représentés de préférence, naturellement,