Page:Villiers de L’Isle-Adam - Derniers Contes, 1909.djvu/149

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Cette fois, le gloussement d’un merci des plus inarticulés s’éteignit, à force d’émoi, dans la gorge du vagabond : il regardait la pièce d’or d’un air hébété ! Douze francs, d’un seul bloc, d’une seule rencontre ! Il était devenu grave. À l’idée évidente de sa femme et de ses enfants sauvés, sans doute, pour une quinzaine des horreurs du dénuement, l’honnête pauvre frémissait d’un si intense besoin d’actions de grâces qu’il ne savait plus comment les formuler ni comment les taire. La délicieuse artiste, se sentant devenue pour lui l’image même de la Charité, jouissait, intimement, de l’embarras presque sacré du malheureux et, les yeux au ciel, elle goûtait les secrètes ivresses de l’apothéose. Pour exalter encore, s’il se pouvait, le paroxysme du sensible indigent, elle murmura :

— Et j’enverrai quelque chose, de temps en temps, chez vous, mon ami !

Pour le coup, cette phrase, qui assurait une sorte de petit avenir à sa famille, le fit presque chanceler. Il ne trouvait rien à dire !! Son bonheur, d’une part, — et, d’autre part, son impuissance à prouver, à témoigner, par quelque acte héroïque, fût-ce au prix de ses jours, la sincérité de son effrénée reconnaissance, l’oppressaient jusqu’à la suffocation. En un transport dont il ne fut pas maître, il prit naïvement entre ses bras sa bienfaitrice, que ce mouvement irréfléchi ne pouvait froisser, puisqu’elle s’y sentait pure et devenue la vision d’un ange. En l’oubli de toute convenance, il l’embrassa maintes fois, éperdument, avec des cris de « Ma