Page:Villiers de L'Isle-Adam - Contes cruels.djvu/59

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

reboire mon gros vin frelaté dans mon vieux gobelet sale, vu l’habitude, cette seconde nature. Non, poète ! aujourd’hui la mode n’est pas au génie ! — Les rois, tout ennuyeux qu’ils soient, approuvent et honorent Shakespeare, Molière, Wagner, Hugo, etc. ; les républiques bannissent Eschyle, proscrivent le Dante, décapitent André Chénier. En république, voyez-vous, on a bien autre chose à faire que d’avoir du génie ! On a tant d’affaires sur les bras, vous comprenez. Mais cela n’empêche pas les sentiments. Concluons. Mon jeune ami, c’est triste à dire, mais vous êtes atteint de beaucoup, d’énormément de talent. Pardonnez-moi ma rude franchise. Mon intention n’est pas de vous blesser. Certaines vérités sont dures à entendre, à votre âge, je le sais, mais… du courage ! Je comprends, j’approuve même l’effort inouï que vous avez, dis-je, commis dans la répréhensible action de cet article : mais, que voulez-vous ! cet effort est stérile : il est impossible de devenir une canaille sincère : il faut le don ! il faut… l’onction ! c’est de naissance. Il ne faut pas qu’un article infâme sente le haut-le-cœur, mais la sincérité, et, surtout, l’inconscience : — sinon vous serez antipathique : on vous devinera. Le mieux est de vous résigner. Toutefois, — si vous n’êtes pas un génie (comme je l’espère sans en être sûr), — votre cas n’est pas désespéré. En ne travaillant pas, vous arriverez peut-être. Par exemple, si vous vouliez vous constituer, sciemment, plagiaire, cela ferait polémique, on vendrait, et vous pourriez alors revenir me voir : sans cela, rien à faire en-