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MÉMOIRES.

Il arriva tout le contraire de ce que voulait le révérend père. Nous nous attachâmes à Mme  de Boufflers ; et le jésuite eut deux femmes à combattre.

La vie de la cour de Lorraine était assez agréable, quoiqu’il y eût, comme ailleurs, des intrigues et des tracasseries. Poncet[1], évêque de Troyes, perdu de dettes et de réputation, voulut sur la fin de l’année augmenter notre cour et nos tracasseries : quand je dis qu’il était perdu de réputation, entendez aussi la réputation de ses oraisons funèbres et de ses sermons. Il obtint, par nos dames, d’être grand aumônier du roi, qui fut flatté d’avoir un évêque à ses gages, et à de très-petits gages.

Cet évêque ne vint qu’en 1750. Il débuta par être amoureux de Mme  de Boufflers, et fut chassé. Sa colère retomba sur Louis XV, gendre de Stanislas : car, étant retourné à Troyes, il voulut jouer un rôle dans la ridicule affaire des billets de confession[2], inventés par l’archevêque de Paris, Beaumont ; il tint tête au parlement, et brava le roi. Ce n’était pas le moyen de payer ses dettes ; mais c’était celui de se faire enfermer. Le roi de France l’envoya prisonnier en Alsace, dans un couvent de gros moines allemands. Mais il faut revenir à ce qui me touche.

Mme  du Châtelet mourut[3] dans le palais de Stanislas, après deux jours de maladie. Nous étions tous si troublés que personne de nous ne songea à faire venir ni curé, ni jésuite, ni sacrement. Elle n’eut point les horreurs de la mort : il n’y eut que nous qui les sentîmes. Je fus saisi de la plus douleureuse affliction. Le bon roi Stanislas vint dans ma chambre me consoler, et pleurer avec moi. Peu de ses confrères en font autant en de pareilles occasions. Il voulut me retenir : je ne pouvais plus supporter Lunéville, et je retournai à Paris.

Ma destinée était de courir de roi en roi, quoique j’aimasse ma liberté avec idolâtrie. Le roi de Prusse, à qui j’avais souvent signifié que je ne quitterais jamais Mme  du Châtelet pour lui, voulut à toute force m’attraper quand il fut défait de sa rivale. Il jouissait alors d’une paix qu’il s’était acquise par des victoires, et son loisir était toujours employé à faire des vers, ou à écrire l’histoire de son pays et de ses campagnes. Il était bien sûr, à la vérité, que ses vers et sa prose étaient fort au-dessus de ma prose

  1. Voyez la note, tome XVI, page 88.
  2. Voyez tomes XVI, 80 ; XVIII, 230 ; XXI, 358 ; XXIV, 19.
  3. Le 10 septembre 1749 ; voyez tome XXIII, page 521.