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JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.

... Certes, Voltaire a fait faire un grand pas à la science de l’histoire. C’est à lui, puisque les tentatives avortées de Vico restèrent sans éclat et sans retentissement, c’est à lui, après Bossuet (qui fut en effet, comme il le dit, non pas son modèle, mais son initiateur), que nous devons d’avoir conçu l’histoire sous un point de vue plus vaste que les anciens.

Hume, Robertson, Gibbon, sortirent de son école. Il a préparé ainsi cette science vraiment nouvelle, qui sera une des colonnes fondamentales de la doctrine dogmatique de l’avenir, la philosophie de l’histoire...

Qu’est-ce que Voltaire ? quel fut son vrai rôle dans le développement de l’humanité ? quel est son vrai caractère ?

Voltaire n’est pas fondamentalement un prophète de l’avenir, il est fondamentalement un critique du passé : son œuvre principale ne fut pas de fonder, mais de détruire. Je l’ai appelé plus haut l’Antéchrist nécessaire. Ce mot le résume en effet pour moi...

Voltaire, au xviiie siècle, fut l’orateur du genre humain, qui demandait à briser ses chaînes.

Ce qu’on peut donc uniquement demander à Voltaire, c’est s’il avait en lui le principe, le germe de la vie nouvelle. Avec quoi a-t-il détruit, et virtuellement détruisait-il pour reconstruire ? Voilà la vraie question.

Il y a des admirateurs de Voltaire qui ont fait du néant sa gloire. Rien n’est beau, à leurs yeux, comme le néant. N’avoir dans le cœur ni foi, ni espérance, ni charité, voilà le sublime, selon eux, et, selon eux, tel fut Voltaire... Mais, à leur tour, les défenseurs obstinés du passé se sont attachés à la portion nécessaire de scepticisme qui était dans Voltaire pour ne voir en lui qu’un pur sceptique.

Il fut sceptique en effet, mais il fut religieux, car il fut déiste. Son double rôle fut de détruire et de préparer. Il fut sceptique pour détruire et déiste pour préparer. (Encyclopédie nouvelle.)

Le Chevalier. — Oh ! mon cher ami, vous êtes trop rancunier envers François-Marie Arouet. Cependant il n’existe plus. Comment peut-on conserver tant de rancune contre les morts ?

Le Comte. — Mais ses œuvres ne sont pas mortes, elles vivent, elles nous tuent ; il nous semble que ma haine est suffisamment justifiée.

Le Chevalier. — À la bonne heure ; mais il ne faut pas que ce sentiment nous rende injuste envers un si beau génie, et ferme nos yeux sur ce talent universel qu’on doit regarder comme une brillante propriété de la France.

Le Comte. — Beau génie tant qu’il vous plaira, monsieur le chevalier ; il n’en est pas moins vrai qu’en louant Voltaire il ne faut le louer qu’avec une certaine retenue, j’ai presque dit à contre-cœur. L’admiration effrénée dont trop de gens l’entourent est le signe infaillible d’une âme corrompue. Qu’on ne se fasse point illusion ; si quelqu’un, en parcourant sa bibliothèque, se sent attiré vers les œuvres de Ferney, Dieu ne l’aime pas. Souvent on s’est moqué de l’autorité ecclésiastique, qui condamnait les livres in odium auctoris : en vérité, rien n’est plus juste. Refusez les honneurs du génie à celui qui abuse de ses dons. Si cette loi était sévèrement observée, on verrait bientôt disparaître les livres empoisonnés. Mais, puisqu’il ne dépend pas de nous de la promulguer, gardons-nous au moins de donner dans l’excès, bien plus répréhensible qu’on ne le croit, d’exalter sans mesure les écrivains coupables, et celui-là surtout. Il a prononcé contre lui-même, et sans s’en apercevoir, un arrêt terrible ; car c’est lui qui a dit :